J’ai toujours aimé les exercices de calcul mental. Ça a commencé dès l’enfance et j’ai gardé l’habitude de faire des sommes quand l’occasion se présente. (Non, je ne suis ni autiste ni “idiot savant“, comme disent les Américains. Merci de vous préoccuper de ma petite santé.)
Quand je fais mes courses dans un supermarché, je sais exactement combien je vais payer quand j’arrive à la caisse, au centime près. À Paris, à Amsterdam, à Madrid, à Boston, l’appareil n’est là que pour confirmer mon “zéro faute“ en calcul mental et me procurer un petit accès de fierté bien puéril, j’en conviens. À Paris, à Amsterdam, à Madrid…
Mais pas dans notre beau pays bien-aimé.
Vendredi dernier, sur l'autoroute Casa-Rabat, sur l’aire de repos Al Baida. Après avoir fait le plein, je passe à la supérette prendre quelques paquets de biscuits, de l’eau, du chewing-gum sans sucre. Je sais que je dois payer 87,35 dirhams. Le préposé me demande 114,20 dirhams. Je demande le ticket et lui montre qu’il m’a compté tel produit beaucoup plus cher qu’il n’est indiqué sur le présentoir. Sans se démonter, il m’affirme que le prix correspond au produit d’à-côté. Je constate alors que la plupart des produits sont “mal rangés“, de façon à tromper le client –délibérément?
Le lendemain, dans l’un des deux immenses supermarchés de Tétouan, rebelote. Je sais que je dois payer 501,10 dirhams. Le ticket indique 579,60 dirhams. Je demande à voir un responsable et lui montre que, pour ne prendre qu’un exemple, le flacon de Listerine est indiqué à 21 dirhams sur l'étagère mais est compté à 24 dirhams à la caisse. Trois ou quatre autres produits présentent la même anomalie. (Et ce n’est pas une question de hors-taxe ou TTC.) Il me propose immédiatement de me rembourser la différence mais je lui réponds que je ne suis pas à quelques dirhams près; ce qui me dérange, c’est qu’on se moque du client –pour rester poli. Et je lui réclame une explication.
- C’est, me dit-il, que les prix ont changé, que nous les avons modifiés dans l'ordinateur mais pas encore sur les présentoirs.
- Et pourquoi donc?
Là, il ne sait plus que dire.
Au cours des mois passés, à Benguerir, c’est devenu un gag récurrent. Je fais mes courses dans une supérette appartenant à un groupe bien connu et le jeune homme, à la caisse, sourit quand il me voit arriver.
- Alors, oustad, c’est combien?
Puis il passe les produits au scanner. Jamais, je dis bien jamais, le montant final n’est ce qu’il devrait être. Il ne s’agit en général que de quelques dirhams mais je devrais quand même faire un esclandre, chaque fois, pour le principe. Mais il fait si chaud à Benguerir…
Certains de mes collègues me reprochent de m'énerver pour rien. (Oublions l’idiote qui n’a rien compris et qui pense que je suis près de mes sous.) Je leur réponds que c’est, répétons-nous, une question de principe: il ne fait pas bon vivre dans une société où on a l’impression que tout le monde cherche à escroquer tout le monde, tout le temps –même les caisses enregistreuses, même les ordinateurs.
(Soit dit en passant: il y a sans doute, parmi ceux qui trichent tous les jours, quelques tartuffes qui mettent une belle tenue blanche le vendredi et vont ostensiblement prier à la mosquée. Il y a trois siècles, Voltaire se moquait des puritains protestants qui invoquaient le Seigneur avant d’ajouter un peu d’eau au lait qu’ils allaient vendre…)
Plus sérieusement, il y a ceci: nous voulons être un pays moderne, acteur mondial dans l’industrie de pointe, exportateur d’automobiles et de pièces d’avion. Quand quelqu’un me dit “Pourquoi te casses-tu la tête? Tu paies à la caisse à peu près ce que tu devrais de toute façon payer”, je lui réponds:
- Tu crois que Boeing ou Airbus accepteraient des pièces de haute précision qui font à peu près les dimensions qu’ils ont demandées? Tu roulerais dans une voiture dont tous les capteurs indiquent à peu près les valeurs des paramètres les plus vitaux?
Le choix est clair: soit nous restons dans l’à-peu-près du sous-développement, soit nous entrons dans la précision de la modernité. Et ça commence à la caisse de la supérette ou du supermarché.