On ne parle que de ça ces jours-ci. Ce n’est pas le moment d’évoquer les lettres de Sénèque à Lucilius ou les intrications de la physique quantique: tout le monde s’en moque. La Coupe du monde de football mobilise les débats même parmi ceux qui ne sauraient expliquer la règle du hors-jeu ni distinguer un avant-centre d’un libéro. On a déjà évoqué dans ces colonnes la méfiance que nous inspirent les vertueux appels au boycott de Qatar, qui nous semblent relever d’une forme de racisme inconscient; n’y revenons pas. En revanche, il y a quelques «choses vues», comme dirait Hugo, que j’ai envie de partager avec vous.
1. Tatouages. Avez-vous remarqué le nombre de joueurs tatoués comme autant de guerriers maoris? Je n’ai rien contre un joli petit papillon perché sur l’épaule d’une donzelle ou une ancre discrète décorant le biceps d’un matelot –mais tous ces gribouillages recouvrant jambes, bras, cous, oreilles, orteils, etc., sont-ils vraiment nécessaires? Neymar en arbore tant qu’on se demande s’il faut le regarder ou s’il faut le lire. Un autre joueur a gravé sur sa cuisse, à l’encre indélébile, «Lila forever», ce qui me semble le condamner à n’avoir désormais que des girlfriends portant ce doux prénom, ce qui réduit considérablement ses chances de (re)trouver l’amour. Et puis, je n’arrive pas à comprendre pourquoi des joueurs à la peau très sombre éprouvent aussi le besoin de se faire tatouer. On n’y voit rien. On dirait une nouvelle version du tableau de Malevitch, une sorte de «carré noir sur fond noir» qui rend perplexe l’observateur. Au moins, s’ils se tatouaient en couleurs? S’ils devenaient phosphorescents? On les retrouverait plus facilement si d’aventure ils se perdaient dans un tunnel.
2. Niaiserie des commentateurs. On retrouve, comme toujours, ces consultants payés très cher pour nous dire ce que nous venons de voir. «Les Tchadiens ont perdu contre les Kazakhs parce qu’ils ont manqué de réalisme» –c’est-à-dire parce qu’ils ont marqué moins de buts. Monsieur de La Palice n’aurait pas dit mieux. D’autre part, la plupart des commentateurs pèchent pas essentialisme –les Allemands sont tous perfectionnistes, les Italiens fantasques, les Portugais mélancoliques, les Asiatiques inscrutables, etc. Quand un joueur arabe ou africain tombe et se tord de douleur, c’est qu’il simule –ces gens-là sont fourbes. Or la première leçon de philosophie qu’on reçoit en fac nous apprend à rejeter tout essentialisme. Je ne vois qu’une solution: exiger des commentateurs qu’ils aient au moins une licence de philosophie. Cela ouvrirait incidemment des perspectives d’avenir aux étudiants de cette discipline.
3. Les larmes de Breel Embolo. La Suisse a battu le Cameroun 1-0. Le but fut marqué par un Camerounais, Breel Embolo, né à Yaoundé en 1997, devenu Suisse à l’âge adulte. Je n’ai rien contre les gens qui prennent une autre nationalité que celle de leur parents –chacun sa vie– mais de là à crucifier son pays natal… Il aurait pu demander à ne pas jouer ce match-là, non? On le vit d’abord refuser de célébrer son but, ce que ses coéquipiers firent abondamment; puis on le vit essuyer une larme furtive. Le commentateur crut qu’il s’agissait de larmes de bonheur. Quel niais, ce blablateur (voir plus haut)! Le pauvre Embolo versait les larmes de Judas. À méditer.
4. La fierté d’Afellay. L’élégant Ibrahim Afellay, ancien du PSV Eindhoven, du FC Barcelone et de Schalke 04, était sur le plateau de la chaîne néerlandaise qui transmettait Belgique-Maroc. Interrogé après le match, il estima que les Marocains avaient mérité leur victoire et ajouta qu’il se sentait «trots» (fier) du résultat. Rappelons qu’il avait choisi de jouer pour les Pays-Bas (53 sélections) alors que ses parents sont originaires d’Al Hoceima. C’est son choix, il faut le respecter. Heureusement pour lui, il a évité le drame Embolo; mais sa fierté était peut-être teintée de regrets…
5. La vertu fake. Je ne veux pas participer au FIFA-bashing qui fait rage ces jours-ci mais une chose m’a irrité: ces brassards «sauvons la planète» qu’arboraient les officiels. Franchement, c’est s’acheter une vertu à bon compte. N’importe qui peut porter un brassard «sauvons la planète» ou «câlinons les bébés-phoques» ou «protégeons la forêt vierge»… Mais que fait-on, dans la pratique, pour atteindre ces buts louables, sinon vitaux?
6. Des entraîneurs locaux. Les cinq équipes africaines sont, pour la première fois de l’Histoire de la Coupe du monde, entraînées chacune par un entraîneur local. Je n’irai pas jusqu’à parler de décolonisation ou d’émancipation mais il y a là quelque chose d’intrigant, de prometteur. Est-ce la fin des «grands sorciers blancs»? L’avenir nous le dira.
PS: Mon frère m’a envoyé une photo du café où il regardait un match, à Fqih Ben Salah –il est marié avec une gracieuse fille de cette bourgade. J’ai remarqué beaucoup de vélos garés devant le café. Ça n’a rien à voir avec la Coupe du Monde mais ça m’a fait plaisir. Mieux vaut utiliser un vélo pour ses déplacements qu’arborer un brassard «sauvons la planète» au volant d’une grosse cylindrée… Fqih Ben Salah montre l’exemple à la FIFA. Bravo.