Un jour de l’été 2013, je me suis trouvé, un peu par hasard, dans la voiture d’un puissant. Lui-même n’était pas dans la berline, que conduisait un chauffeur: il me rendait service en me transportant de Tanger à Rabat, où je devais assister à une cérémonie. Dès que nous eûmes rejoint l’autoroute, le chauffeur appuya sur l’accélérateur. Vrouououm! Du siège arrière, je lui dis d’une voix mal assurée que je n’étais pas pressé. Peine perdue. Soit il ne m’entendit pas, soit il estima qu’il savait mieux que moi quel rôle joue le chauffeur d’une grosse légume dans la société qui est la nôtre. Vrouououm! Jamais il ne quitta la file de gauche, chassant d’icelle les impudents qui osaient l’occuper, à coups d’appels de phare et de coups de klaxon. J’arrivai à Rabat plus mort que vif. Le chauffeur semblait content de lui.
Vendredi dernier, je me suis trouvé dans la même situation mais cette fois-ci, ayant grandi, je ne me suis pas laissé faire. Ayant à faire à Rabat toute la journée, j’ai demandé qu’on m’y transporte pour pouvoir travailler dans la voiture. Mais comment travailler quand le chauffeur mène son attelage comme Guderian envahissant la Russie aux commandes d’un tank? Accélérant dès qu’il avait trois mètres devant lui, freinant à un millimètre du véhicule précédent, éclairant ce dernier comme la tour Eiffel à coups d’appels-phare, klaxonnant comme s’il avait gagné la coupe du monde… Je lui dis, à haute et intelligible voix, que je n’étais pas pressé. Une fois, deux fois, trois fois. Puis je lui demandai s’il était, lui, à la bourre - qui sait, sa femme était peut-être en train d’accoucher d’un petit chauffard dans un hôpital des environs -, ce à quoi il répondit par la négative. Je lui intimai alors l’ordre de réduire sa vitesse à 80 km/h - le pire des affronts pour un chiffor - et le soumis à un interrogatoire digne de l’Inquisition espagnole. Entre autres questions, celle-ci: sa vie ne valait-elle donc pas grand-chose pour qu’il la joue tous les jours sur les routes? Et quand il rentre chez lui après avoir roulé plus vite que Prost, ne s’affale-t-il pas sur un divan pour regarder un feuilleton turc débile ou une mexicânerie? Ça vaut le coup de rentrer chez soi dix minutes plus tôt? Pour voir Noor gifler Mohannad ou Carlos conter fleurette à Isabella?
Il était penaud. Nous avons continué la route à la vitesse d’une tortue cacochyme. Arrivé à bon port, je me suis reproché d’avoir enguirlandé le chauffeur. Ce n’est pas de sa faute. Il a peut-être l’habitude de rouler vite pour faire plaisir à des puissants qui exigent qu’il double tout le monde -quelle jouissance…- pour bien montrer qu’ils sont, eux, plus importants que le vulgum pecus et que leur temps est plus précieux que celui du vain peuple.
Peut-être faut-il affiner la réflexion. En fait, les (vrais) puissants ne sont pas pressés. On a plutôt affaire à des faquins dangereux qui veulent passer pour puissants en écrasant tout le monde sur leur passage. Quelle plaie!
PS: Ma cousine Layla m’objecte que Noor n’a jamais giflé Mohannad. Et qu’est-ce que j’en sais, moi? Je roule tellement lentement que je ne suis jamais rentré à temps pour regarder leurs (més)aventures.