Dîner, l’autre soir, chez des amis marocains habitant à Paris. Comme on venait de regarder le journal télévisé, on se mit à parler de la longévité exceptionnelle de la reine d’Angleterre, bon pied, bon œil à 96 ans après sept décennies de règne.
La jeune fille de la famille, qui jusque-là n’avait pipé mot, laissa alors tomber, comme si c’était la chose du monde la plus naturelle:
– c’est parce qu’elle mange des bébés. C’est pour ça qu’elle ne vieillit pas.
Je crus avoir mal entendu –ou peut-être était-ce une plaisanterie (de bien mauvais goût)? Interrogée, la jeune fille –nommons-la Amina– répéta tranquillement son extraordinaire assertion et la ponctua d’une rasade de Coca zéro. Ce n’était pas une plaisanterie.
Comme j’étais l’invité, je maîtrisai mon indignation mêlée de consternation. Et puis j’y allai de ma tactique favorite: quand quelqu’un me sort avec aplomb une énormité, je joue le Candide et je pose des questions très détaillées.
A quel moment de sa vie Elizabeth II a-t-elle commencé à manger des bébés? Les dévore-t-elle crus ou cuits? Avec une petite salade sur le côté? Avec quelle sauce: au poivre, au roquefort ou au stilton (le meilleur fromage du monde, selon les Anglais)? Son cuisinier personnel a-t-il fait un stage chez Dracula pour apprendre l’art d’assaisonner les poupons? D’autre part, croque-t-elle les nourrissons seule ou en famille? Et quelle famille: la sienne ou celle du petit-salé? Quel vin accompagne ses agapes? Un madiran, un pessac-léognan, un saint-estèphe de derrière les fagots? Et qui lui procure les mouflets? MI5? MI6? James Bond? Et c’est du marmot local ou bien on en importe du Tchad ou du Népal?
Devant mon barrage de questions –posées avec le plus grand sérieux– Amina se troubla et finit par lâcher:
– mais j’en sais rien, moi! Lâche-moi, quoi. J’l’ai juste lu sur Internet.
Ah, voilà. Le grand mot est lâché. J’l’ai lu, j’le répète… Mais où est passé l’esprit critique?
Dans la Muqaddimah, Ibn Khaldoun posa les bases d’une historiographie sérieuse en prônant, entre autres, le critère du vraisemblable: si quelqu’un prétend avoir vu une bataille opposant six cent mille soldats dans le col étroit d’une montagne escarpée, il faut rejeter ce témoignage parce que ce qu’il décrit est invraisemblable. Six cent mille hommes ne peuvent pas manœuvrer dans un col de montagne.
Même cette leçon élémentaire, donnée il y a six siècles, s’est perdue.
Où est passé l’esprit critique? Il s’est dilué, il s’est évaporé, notamment chez les plus jeunes, devant le déferlement de mensonges, de fake news, d’affabulations charriés chaque jour par cet égout à ciel ouvert que constituent internet et les réseaux sociaux, cette double catastrophe.
Je suis sorti désemparé de ce dîner parisien. Il devient vraiment urgent d’introduire dans l’enseignement une matière nouvelle. On la nommera «Esprit critique». Tout simplement.
PS. Le metteur en page chez Le360 me fait remarquer que cette matière existe déjà: c’est la philosophie. Ouais. Je veux bien. Mais l’enseigne-t-on vraiment? Et sous quelle forme? Je persiste et signe: c’est l’esprit critique qu’il faut enseigner. Tout simplement.