En 1963, trente chefs d’Etat (Hassan II, Haïlé Sélassié, Nkrumah, Senghor, Modibo Keïta, Nyerere…) fondèrent l’Organisation de l'Unité Africaine (OUA). L’une de leurs premières décisions fut d’instaurer le principe de l'intangibilité des frontières– celles qu’ils avaient héritées de la colonisation. Était-ce une sage décision? Ces lignes tracées dans le sable ou la roche étaient le plus souvent absurdes– celles du golfe de Guinée, par exemple, sont verticales alors qu’elles devraient être horizontales si on tenait compte de la distribution des tribus dans ce qui est aujourd'hui le Bénin, le Togo et le Ghana. Mais les remettre en question aurait ouvert la boîte de Pandore de conflits interminables.
Sage décision, donc. Mais pour autant, faut-il faire de ces frontières autant de barrières à la libre circulation des gens? Ce n’est que récemment que j’ai appris que les Marocains avaient besoin d’un visa pour aller chez leur voisin du sud, la Mauritanie– et vice versa: les Mauritaniens ne peuvent entrer dans le royaume chérifien sans le précieux sésame, qui n’est pas facile à obtenir.
Pourtant, tant de choses rapprochent les deux pays! La langue officielle, les us et coutumes, la religion sont les mêmes des deux côtés de la frontière. On y boit le thé, on y mange à peu près les mêmes plats, on y rit des mêmes blagues. Les mêmes types ethniques s’y rencontrent: un Marocain de Tarfaya n’aurait aucun mal à se faire passer pour Mauritanien.
Et l’Est? C’est encore pire: la frontière terrestre qui nous sépare de l’Algérie est hermétiquement close depuis… 1994. Pour deux pays qui sont membres de l’Union du Maghreb Arabe, de l’Union Africaine et de la Ligue arabe, c’est grotesque. Deux Unions et une Ligue– tout ça pour ça? C’est d’autant plus grotesque qu’on y parle les mêmes langues, qu’on y pratique la même religion, que le citoyen d’un des deux pays se sent chez lui quand il se promène dans une ville de l’autre pays. Un Algérien ne se sent pas dépaysé à Casablanca, un Marocain à Tlemcen non plus.
Bref, avec ces histoires de visas et de frontière fermée, le Marocain ne peut aller ni au sud, ni à l’est, ni au nord, puisque l’Europe s’est barricadée.
Il existe en médecine une pathologie dite “délire obsidional“ qui frappe les individus qui se croient assiégés, persécutés. (L’exemple le plus fameux en est Jean-Jacques Rousseau.) Par extension, on parle de fièvre obsidionale quand la population d’une ville assiégée sombre dans la folie.
Ce désordre mental nous guette, nous autres Marocains, assiégés que nous sommes, enfermés de tous côtés. Le h’rig, ce désir obsessionnel de brûler les frontières, coûte que coûte, n’en est qu’un symptôme. Mettre sa vie en danger pour briser le siège, on observe cette folie même chez les chats qui sont capables des sauts les plus acrobatiques s’ils ont le sentiment d’être encerclés.
Heureusement qu’il nous reste l'océan Atlantique sur lequel nous avons le plus long littoral d’Afrique– plus de 3.000 kilomètres– et dans lequel nous pouvons piquer une tête pour apaiser notre fièvre d’assiégés. Et l’on s’étonnera après cela que notre diplomatie ait fait le choix du grand large et l’alliance avec l’Amérique, le continent d’en face…