Dans son excellent roman Hot Maroc, Yassin Adnan évoque page 136 un pont dont le narrateur prétend qu’il ne sert à rien. «Juste l’autopont de l’avenue Dakhla dont personne ne sait pourquoi il a été construit. Un autopont qui n’a pas de sens, ni de raison d’être.» Plus loin, page 151, le narrateur revient à la charge à propos de l’ouvrage d’art «qu’on avait planté là comme une décoration, sans qu’il soit d’aucune utilité, d’autant qu'à la surprise générale le tunnel qui passait dessous se transformait à chaque pluie en lac (…)».
Il me semble qu’on a là une illustration parfaite du dilemme du planificateur –ou même du politique, de l’État, etc.
Supposons qu’une étude technique sérieuse montre qu’il y a un risque de crue (de mascaret) à un endroit donné mais que ce risque est «cinquantenaire» –c'est-à-dire que la crue ne se produit statistiquement qu’une fois tous les cinquante ans. Que doit faire le décideur, qu’il soit au niveau local– le Conseil municipal– ou bien à Rabat, au niveau du ministère?
De deux choses l’une. Soit on construit un pont et au-dessous une buse pour permettre aux eaux furieuses de la crue de passer sans provoquer d’inondation dans la ville. Soit on ne fait rien.
Dans le premier cas, des Rahhal –le personnage principal de Hot Maroc– pesteront pendant des années, voire des décennies, contre l’incurie de la municipalité ou de l’État qui ont construit un pont qui ne sert à rien. Qui sait? Rahhal mourra avant même de voir enfin le mascaret déferler sous l’ouvrage.
Dans le deuxième cas, la crue finira par arriver, elle emportera une bonne partie du quartier, faisant des dizaines de victimes et des dégâts considérables. Et tous de hurler à la nullité des responsables qui n’ont rien fait pour prévenir la catastrophe. On ne sera pas loin de les traiter de meurtriers.
En d’autres termes, quoi qu’il fasse, le planificateur a tort dès qu’il s’agit d’un événement «cinquantenaire» ou «centenaire». Sans même parler d'un événement encore plus rare, par exemple la caldera qui est en train de bouillir sous le parc Yellowstone, aux États-Unis, et dont l’explosion dévasterait les deux tiers du pays et le renverrait à l'âge de pierre. Mais quel Président, quel Congrès oseraient prendre des mesures coûtant des centaines de milliards de dollars pour atténuer les effets d’un événement qui ne se produit qu’une fois tous les 600.000 ans?
Alors, que faire?
Je suggère de mieux informer les gens. Il faudrait ériger à côté de chaque infrastructure qui semble ne servir à rien un grand panneau expliquant clairement de quoi il s’agit. Ainsi le citoyen serait à la fois instruit et rassuré: on ne fait pas n’importe quoi.
Vous me dites: «oui mais parfois on fait vraiment n’importe quoi. Tu as vu cet opéra où on ne peut pas monter des opéras?»
D’accord. Dans ce cas, c’est aux citoyens d’ériger un grand panneau dénonçant l’ouvrage qui ne sert à rien et exigeant des responsables qu’ils rendent des comptes.
Ce serait une forme efficace de cette «démocratie participative» qui est peut-être l’avenir politique de beaucoup de pays, à commencer par le nôtre.