Un jour, à Cambridge, dans les années 50, C. P. Snow entendit des professeurs de lettres se moquer de l’inculture littéraire des scientifiques. Vous vous rendez compte, la plupart d’entre eux n’ont jamais lu Shakespeare! Ils ne connaissent ni le latin ni le grec, ils sont incapables de réciter le moindre poème de Byron…
C. P. Snow, qui était à la fois physicien et romancier, s’éclaircit la voix et demanda, à la cantonade:
– Excusez-moi… L’un d’entre vous pourrait-il m’expliquer la seconde loi de la thermodynamique?
Silence général. Il reprit la parole:
– Eh bien, ne pas connaître quelque chose d’aussi fondamental que la seconde loi de la thermodynamique est l’équivalent exact de n'avoir pas lu Shakespeare.Et il enfonça le clou:– Ne même pas pouvoir définir la masse ou l’accélération, c’est comme si on avouait qu’on ne savait pas lire.
C. P. Snow avait raison. Beaucoup de littéraires n’en savent pas plus sur la science que notre ancêtre, l’homme de J’bel Argoud; et beaucoup de scientifiques ne lisent jamais de romans– combien de fois n’ai-je pas entendu cet aveu… C’est dommage.
Je me souviens d’un Allemand rencontré à Heidelberg qui me parla d’une Marocaine, professeur de mathématiques, dont il s’était épris pendant ses vacances à Agadir. Il me chanta ses louanges: son intelligence, sa gentillesse, sa beauté, ses talents culinaires…
– En un mot, me dit-il, elle est parfaite. Ou presque. Parce qu’une chose me déconcerte: elle semble n’avoir jamais lu un livre, jamais visité un musée, jamais regardé un film d’auteur… De quoi allons-nous parler si notre relation aboutit à un mariage?
Je hochais la tête sans répondre– après tout, je ne savais pas ce qu’il apportait, lui, dans cette affaire. Il avait sans doute visité beaucoup de musées et connaissait les films de Welles ou de Godard mais pouvait-il disserter du théorème de Bolzano-Weierstrass pour égayer les longues soirées d’hiver si sa dulcinée venait le rejoindre à Heidelberg? C’était, de nouveau, la question de C. P. Snow.
Beaucoup d’universités se sont saisies du problème et organisent des activités d’éveil à la culture générale. C’est le cas, par exemple, du programme Open Minds de l’UM6P. Et comme ces cours sont accessibles à tous, tout le monde peut enrichir sa culture sans bourse délier.
Si toutes nos universités faisaient la même chose– peut-être certaines le font-elles, d’ailleurs, et dans ce cas c’est moi qui pèche par ignorance– plus personne n’aura d’argument pour excuser son inculture.
La culture générale n’est pas un luxe. Elle protège contre le dogmatisme et le fanatisme en ouvrant les fenêtres, en nous montrant la relativité des choses, le caractère infini et jamais achevé du savoir. Elle nous renseigne sur des peuples lointains qui deviennent ainsi plus proches. En un mot, c’est un enrichissement gratuit.
Allons-y! Prenons tout cela au sérieux. Le jour où le fantôme de C. P. Snow viendra hanter notre beau pays, il rencontrera des gens qui pourront lui parler de Shakespeare et de la seconde loi de la thermodynamique, mais aussi d’Ibn al-Haytham, que lui-même et ses collègues de Cambridge ne connaissaient pas alors que c’est un des plus grands génies de l’Histoire…