L’autre jour, à El Harhoura, j’ai regretté de ne pas être borgne.
M’y promenant le long de la plage, dans le sens du septentrion, j’avais à ma gauche une vision de rêve et de beauté sauvage: les flots, l'écume des vagues, les rochers farouches image d’éternité, les jaillissements soudains de l’onde, les trombes, l’azur et la coruscation, le soleil par-dessus cela et l’envie de clamer, avec le poète: “Homme libre, toujours tu chériras la mer!”
Et de l’œil droit, ô tristesse, je voyais “l'abomination de la désolation”, comme le dit si bien l’auteur anonyme de la Bible.
Oh être borgne à El Harhoura, se promener en contemplant l’Océan de l’œil gauche, ne pas voir à droite ces horribles maisons qui défigurent le front de mer!
J’exagère? Allez-y voir. Vous éclaterez en sanglots.
Certaines de ces bâtisses ont évoqué en moi l’image du maâlem Bouchaïb, cet homme qui a assombri mon enfance à El Jadida. Comment ça, vous ne connaissez pas le maâlem Bouchaïb? Mais si! Il y en avait un dans chaque ville marocaine. Chargé de construire une habitation, il arrivait –sa panse le précédant– d’un pas pesant, le crayon sur l’oreille. Il contemplait le vide –ce qui s’appelle de l’introspection; puis faisait un petit croquis, de ceux qu’un ouistiti bien entraîné peut griffonner: un cube, quoi. Et puis il dirigeait les travaux: trois ouvriers étiques coulaient quelques tristes colonnes de ce béton friable dont on fait les dunes de sable; on lançait une dalle là-dessus, en croisant les doigts. Elle tenait par magie. On en profitait pour mettre des iajoura un peu partout –et ne me demandez pas ce que c’est, j’ai cherché en vain l’étymologie, probablement persane, du mot– puis des barreaux aux fenêtres. Ensuite on égorgeait sur le seuil un taureau, les années de pluie, sinon un chat, et cela tenait lieu de certification du bâtiment. Dès lors, on pouvait louer l’étage à un fonctionnaire, l’entresol à un gueux, le rez-de-chaussée à un p’tit gars de Tafraout qui y installait une épicerie, on les laissait s'écharper sur qui aurait l’usage de la terrasse, et on se mettait à lorgner sur le terrain vague attenant. Un jour funeste, le maâlem Bouchaïb apparaissait de nouveau à l’horizon, le crayon sur l’oreille…
De ces cubes gris dûment pourvus d’un local commercial au rez-de-chaussée (sur une plage!), j’en ai vu, l’œil las, à El Harhoura.
Et j’ai vu pire. J’ai vu quelquefois ce que l’Homme a cru voir.
J’ai vu des maisons construites comme des embuscades, d’autres comme des repentirs et certaines étaient laides, ô mortels! comme des cauchemars de pierre.
Un butor, un ancien maton j’imagine, enrichi on ne sait comment, a reconstitué la prison où il tortura jadis: une bâtisse lugubre de trois étages aux fenêtres exiguës, dûment pourvues de barreaux. Il ne manque que les miradors. J'espère au moins qu’il l’a baptisée Alcatraz, son horreur.
Attendez, les gars… C’est bien nous qui avons construit l’Alhambra de Grenade, les médersas de Fès, la Bahia? Je veux dire: ce sont bien nos ancêtres? Quand et comment leurs gènes se sont-ils perdus?
Mais le plus ahurissant est encore à venir.
Comme je racontais mon triste périple d’El Harhoura à ma collègue R., elle me fit une révélation tellement extraordinaire, ahurissante, astorbiffante, etc., que je ne peux la dévoiler ici, parce qu’il faut d’abord que je mette vingt mille lieues entre cette mer et moi –que j’aille me planquer chez les Inuits avant de lâcher ma bombe…
Ce sera pour la semaine prochaine.
Attendez-vous au pire.