Sous le thème générique de «la Méditerranée dans les nouveaux enjeux géopolitiques», la conférence inaugurale de cette rencontre à Rabat a été le fait de Miguel Angel Moratinos, ancien ministre espagnol des Affaires étrangères. Il y a participé tout juste après le 9e Forum de l'Alliance des civilisations, tenu à Fès, avec l'appui et l’engagement de Sa Majesté le Roi. Un agenda qu'il a ainsi bouclé au cours de son séjour dans le Royaume.
Le président du GERM, Habib El Malki, a introduit ce thème traité par une dizaine d’intervenants universitaires qui ont étudié ces trois thématiques: forces et enjeux pays du pourtour de la Méditerranée, partenariat sud-sud et politiques territoriales rénovées.
Le diplomate onusien a longuement retracé l'évolution de la question de la Méditerranée depuis des décennies. En responsabilité à Madrid, il avait ainsi activement participé au processus qui a conduit à la Conférence euro-méditerranéenne de Barcelone, à la fin novembre 1995.
Il a aussi expliqué les multiples contraintes qui n'ont pas permis de porter tous les fruits escomptés (Israël-Palestine, Maroc-Algérie, etc.). Il a enfin regretté qu'aujourd'hui que l'UE n'accorde pas -ou plus?- le même intérêt à la Méditerranée en priorisant davantage l'Europe de l'Est surtout avec le conflit Ukraine-Russie. Il a enfin appelé de ses vœux à un recadrage de la politique de Bruxelles, en ce sens que l'avenir de l'Europe est aussi dans un partenariat privilégié avec les pays de la rive sud.
Dans un monde marqué par l'insécurité et tant de convulsions, avec des perspectives incertaines, il importe en effet de se mobiliser sur plusieurs fronts: l'insécurité climatique et alimentaire, la militarisation des relations internationales, le recul du multilatéralisme, le phénomène migratoire, la crise de la démocratie représentative... Autant de facteurs cumulatifs qui pénalisent la Méditerranée, qui en est de ce fait la première victime.
La Méditerranée? Un concept du passé ou une centralité retrouvée? Pour reprendre l'interrogation du géographe Yves Lacoste, peut-on parler d'«un modèle méditerranéen»? En tout cas, il faut «raisonner globalement», comme il le recommande. Historiquement, deux conceptions sont à retenir. La première est celle de la «Mare Nostrum» («Notre Mer»), celle de l'Empire romain, voici plus de deux millénaires; la seconde, elle, date du XVe siècle, qui fait de cette mer un espace transitionnel -entre un monde alors connu et un autre marqué par la découverte des Amériques. Pour les uns, c'est la «Porte de l'Orient», pour d'autres, une route plus qu'un territoire; enfin un espace entre deux grandes zones, tempérée et aride.
A la fin du XIXe siècle, la voilà qui retrouve un statut de «matrice de civilisation» insérée dans le projet colonial des puissances européennes (empire britannique, France, Italie).
Une nouvelle représentation se construit: celle de la Méditerranée comme un personnage historique, un «principe créateur», une «machine à fabriquer des civilisations», pour reprendre la formule de l'auteur français Paul Valéry. L'idée qui prévaut alors est que l'altérité doit céder la place à une proximité des marchés, des ressources aussi dans le cadre d'une économie mondialisée. L'historien Fernand Braudel, a beaucoup travaillé sur cette mer: «qu'est-ce que la Méditerranée? Mille choses à la fois, non pas un paysage, mais d'innombrables paysages; non pas une mer, succession de mers; non pas une civilisation, mais des civilisations entassées les unes sur les autres».
Mais quelle représentation en est faite au Sud? Chaque pays a pratiquement la sienne. Le Liban, par exemple, est méditerranéen, mais en même temps une partie de sa population garde un lien avec la chrétienté. La Turquie y voit le symbole de la décadence de l'empire ottoman. L'Egypte de Nasser priorisait trois cercles -arabe, musulman et africain.
Par ailleurs, il vaut de relever un décalage entre certaines représentations et la réalité sur le terrain: des thématiques de l'UE -démocratisation, genre, droits de l'homme, libertés individuelles- impriment-elles tellement dans la majorité des peuples du Sud? En d'autres termes, l'imaginaire méditerranéen leur parle peu. Ce qui est structurant, ne serait-ce avec ses valeurs et sa «civilisation»: la dimension judéo-chrétienne d’un côté, et l'Islam dans la rive Sud, la langue arabe y étant dominante? Ce que l'on peut appeler la «méditerranéité» a-t-elle un créneau dans cette équation?
La Méditerranée? Ce n'est pas seulement les deux rives mais aussi autre chose: l'insularité. Référence est faite ici à une vingtaine d'îles d'un total de 103.000 km2 et de 12 millions d'habitants environ. Cette insularité est fragmentée avec peu de synergies, mais elle a construit une conscience locale. Les tensions n'y manquent pas (Chypre depuis 1974, avec l'occupation de la partie nord par la Turquie). Ces îles ont évidemment une fonction stratégique. Elles sont ainsi une méta-frontière méridionale de l'espace de défense occidental -elles sont toutes intégrées à l'OTAN sauf Malte qui a conclu un partenariat stratégique avec cette Alliance depuis 2008. Elles sont aussi des avant-postes de l'UE, de l'espace Schengen et de la zone euro. Elles sont en butte à des pressions migratoires fortes. Sont-elles des traits d'union naturels entre les deux rives? Par certains aspects sans doute, mais elles présentent également ce trait particulier: celui d’être des «culs-de-sac»; elles sont en effet dépendantes de stratégies globales géopolitiques -ce qui nourrit davantage l'identité locale.
La Méditerranée a-t-elle retrouvé aujourd'hui un regain d’intérêt? Les interventions ont insisté à cet égard sur le retour des stratégies de puissance. La Turquie qui pratique volontiers une politique du fait accompli, de déstabilisation, notamment en Libye avec les accords de novembre 2019 signés avec le gouvernement de Tripoli; avec aussi le contentieux grec sur les droits de la zone économique exclusive. La Russie, de nouveau, qui accentue son «retour» en Syrie (base militaire de Tartous et base aérienne de Lattaquié). La Chine, dont les deux tiers du commerce avec1’UE se fait via le canal de Suez et son programme de «Routes maritimes de la soie», lancé en 2013, visant un réseau mondial de ports interconnectés soutenu par des investissements massifs dans les infrastructures et le marché mondial des câbles sous-marins (groupe Huawei) sans parler de sa présence navale et de sa base militaire à Djibouti…
Quant à la présence occidentale, elle paraît en retrait. Les Etats-Unis ont toujours des préoccupations stratégiques fondées sur les exigences de la liberté de navigation et la sécurité. L'OTAN est toujours à la recherche d'une stratégie. Le siège du commandement est à Naples mais en direction du Sud, des divergences subsistent. Enfin, l'UE reste finalement peu présente, malgré les opérations IRNI (respect de l'embargo sur les armes contre la Libye) et Frontex (contrôle des flux migratoires). A noter l'adoption, en février 2021, d'un «Nouvel agenda pour la Méditerranée» prévoyant un fonds de 7 milliards d'euros pour la période 2021-2027 dans plusieurs domaines (développement humain, bonne gouvernance, transition énergétique, migration et mobilité, paix et sécurité...).
En termes prospectifs, un destin méditerranéen est-il envisageable et soutenable? Depuis le XVIIe siècle, ce fut la domination des puissances occidentales. Au milieu du XXe siècle, s'est opéré un rétrécissement de la Méditerranée par suite des rapports bipolaires de guerre froide Est-Ouest. Depuis, l'on a noté la multiplication des acteurs avec des risques supplémentaire de tension. Les périls ressentis sont nombreux: une économie déséquilibrée entre les deux rives, une écologie menacée, le bouleversement des populations, des tensions culturelles et de voisinage, le déficit de légitimité, de pacte démocratique et de pacte social. L'unité? La diversité, plutôt, avec son lot d'antagonismes et de dossiers de conflictualité: autant de facteurs qui pèsent sur une problématique commune et pacifiée, spécifiquement méditerranéenne.