Depuis des années, le Groupe d'experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (GIEC) tire la sonnette d'alarme. En résumé, de quoi s'agit-il? Dans moins de trente ans, la Terre sera en partie invivable... Le constat est le suivant: les humains ont bien pris conscience de leur influence néfaste sur la planète. Et après? Ils ne se résolvent pas pourtant à changer leur comportement: un dysfonctionnement qui préoccupe les neuroscientifiques. Ce qui fait défaut, c'est la difficulté à appréhender l'humanité comme un être global, un mécanisme, un superorganisme. Un trait de psychopathe, avance plusieurs spécialistes: un sentiment de supériorité, une tendance à la manipulation et à l'exploitation d'autrui, l’absence aussi d’empathie, une incapacité enfin à prendre en compte l'avenir pour fixer des limites. Une violence croissante est ainsi exercée vis-à-vis d'une victime: la nature.
Des propositions sont formulées pour tenter de mettre fin à ce péril. Elles visent à une gestion lucide et responsable de la crise environnementale. La première serait pratiquement de «confiner l’humanité» pour réduire l'interpénétration de l'homme et de la nature; de limiter la démographie; et de faire preuve aussi de sobriété. D'une autre manière, soit les humains continueront à consommer toujours plus -et la planète deviendra à terme inhabitable; soit l'humanité aura été incarcérée. Le monde ne perdurera donc que si les individus adopteront d'autres comportements.
La seconde approche sous forme de traitement est différente: c'est une obligation de soins. Référence est faite au changement du discours scientifique, religieux et médiatique sur l'humain. Il s'agit d'aboutir à une révolution dans la vision que l'être humain a de lui-même. Quelles en sont les lignes directrices? Cesser de manipuler; créer une instance régulatrice sur les productions de l'humanité; recréer l'empathie en faisant en sorte que l'humanité sache reconnaître la souffrance du vivant; pousser à une réarticulation des structures économiques, sociales ou gouvernementales; enfin, penser le futur par le biais, à tout le moins, d'un dispositif opératoire voire d’une instance garante de la compatibilité à long terme des décisions politiques avec la préservation de la planète.
Mais pourquoi détruit-on donc la planète? Quels facteurs et quelles limitations poussent -ou contribuent- à cette non-prise en compte de cette grande problématique? Des spécialistes avancent que l'humain a évolué à cet égard. Dans quel sens? Dominer sans partage la Terre; succomber de manière compulsive au désir infini de possession, de pouvoir et de consommation; faire de l'inégalité une quasi-nécessité; instaurer une violence d'Etats et entre Etats: voilà l'état des lieux de la crise actuelle. Des travaux scientifiques se sont préoccupés de la recherche de la cause proximale de la destruction de la planète; ils mettent en relief tant l’accès global de la consommation que des causes distales. Celles-ci se déclinent notamment de la manière suivante: l'impératif de croissance propre au vivant, la dépendance au plaisir, la compétition, le court-terme… Certaines sont liées au fonctionnement du cerveau humain; d'autres, à l'environnement économique et politique.
Les interrogations se sont élargies à d'autres aspects. Les analyses ont ainsi conduit à étudier les déterminismes biologiques qui ont poussé l'humanité dans une course vers ce qu'il faut bien appeler la catastrophe. Une approche évolutionniste a été retenue pour tenter d'expliquer la responsabilité humaine de la crise environnementale. Dans les structures cérébrales profondes, il y a un système de récompense avec, au centre, le striatum. C'est une structure nerveuse qui est responsable de cinq motivations de base chez l'être humain: manger, et se reproduire, acquérir du statut social, minimiser ses efforts et chercher de l'information. De quoi inciter les êtres vivants à accomplir ces comportements, considérés comme garants de leur survie, sans limite a priori. Elles leur donnent du plaisir sous forme d'une molécule, appelée dopamine.
Avec l'émergence d'Homo sapiens*, se fait l'expansion du cortex cérébral qui va conférer le pouvoir d'abstraction, de langage, de planification, et de coopération. C'est une partie du cerveau au cœur d'inventions qui vont être tournées vers la satisfaction des désirs de base du striatum. Cette ingéniosité du cortex cérébral favorise la fabrication d'outils qui permettent de se procurer la nourriture de façon plus maîtrisée et efficace. Suivront alors la culture des semences, l'élevage, la rationalisation des sols, les premières agglomérations... La production d'alimentation ne cessera d'augmenter jusqu'à l'agriculture industrielle. Aujourd'hui, encore, l'on continue à produire de plus en plus de nourriture -toujours plus riche- pour cette partie fondamentale du cerveau qui n'est pas programmée pour s’autolimiter. Si bien que la suralimentation, l'obésité, le surpoids et l'émission d'un quart des gaz à effet de serre sont dus à l'absence de limite dans la satisfaction des besoins alimentaires.
L'objectif de la croissance est inhérent au vivant. Et les humains sont une espèce invasive de la Terre. L'évolution en cours est aveugle: elle ignore la finitude de la planète; elle croît indéfiniment dans un monde fini; elle doit réguler deux tensions contradictoires: celle issue des forces évolutives «archaïques» incitant à croître; et celle enjoignant de prendre en compte les limites de la planète. L'avenir sur Terre dépendra finalement du traitement de ce conflit. La conscience de la crise planétaire se fait plus vive. Mais en même temps, les résistances globales à l'idée d'un changement des comportements persistent encore. Parmi les obstacles à plus de sobriété, il faut citer la dépendance au plaisir, avec en particulier l'incommensurabilité entre l'action individuelle et l'action collective. L'être humain n'est pas fondamentalement égoïste, comme a pu le penser la théorie classique de l’économie -l'Homo economicus; pas davantage, il n'est parfaitement altruiste. De fait, n'est-il pas tiraillé en permanence entre l'une et l'autre de ces deux approches? Le bien commun, oui sans doute. Mais le fait est que cet altruisme est bousculé et malmené dans une société et une économie qui valorisent... l'égoïsme.
Alors? Est nécessaire ce que les anthropologues appellent la «coopération conditionnée»: l'individu n'accepte de faire des efforts et des sacrifices que si les autres y consentent également. Dans le cerveau humain, au plus profond, des cellules nerveuses localisées pour localisées dans le stratium sont programmées pour la croissance. Un bout de sucre? Une information? Un peu de statut social? Elles réagissent alors en libérant la dopamine, génératrice de plaisir. Et puis, très vite, elles se lassent et il faut les réalimenter, si l'on ose dire; le seul moyen de les pousser à donner de nouveau de la dopamine, c'est d'augmenter les doses. Ce processus porte un nom: celui d'un principe neurochimique dans le cerveau. Ainsi a été construit un monde social, économique, financier, technique, fondé sur la croissance pour alimenter précisément ce principe. Homo sapiens a fait sauter la notion de limite grâce à son intelligence et à sa capacité conceptuelle et d'instrumentalisation du réel.
Tel est le grand défi. Le monde actuel a besoin de croissance pour survivre; une société en régression rencontre nécessairement de grands problèmes sociaux. Mais si cet objectif a sa cohérence à court terme, il reste irrationnel à long terme. Il faut trouver les voies d'une croissance qualitative dans le cadre d'une décroissance qualitative. Vaste programme…
*En juin 2017, des restes, trouvés au Maroc (dans le jbel Irhoud) de cinq individus datant de d'environ 315.000 ans, plaident pour l'origine panafricaine d’Homo sapiens.