Dans un pragmatisme marqué par le culte du présent, il s’en trouve toujours un pour nous interpeller quant à la pertinence de regarder en direction de l’Histoire.
C’est pourtant simple…
Comment décrypter lucidement les événements nationaux ou internationaux sans le recours à l’histoire?
Comment forger une conscience citoyenne consciente des enjeux du moment, si l’on perd de vue une mise en perspective historique, ouverte à la diversité des points de vue, propice au développement de la rationalité et de l’esprit critique, sans instrumentalisation?
«Ignorer ce qui s'est passé avant notre naissance, disait le Latin Cicéron, c'est rester enfant à jamais.»
Par ailleurs, comment fructifier les acquis, notamment sur le plan patrimonial, sans une maîtrise parfaite de l’Histoire?
Il en est de même pour la promotion de l’économie touristique ou pour la valorisation de nos régions.
Que dire de l’inspiration de notre cinéma, de nos arts, de notre littérature, de nos conservatoires et de nos créations! Des enjeux non seulement culturels mais éminemment politiques.
A cette question aussi cruciale du rôle de l’Histoire, nos historiographes et chroniqueurs des temps passés, en majorité doublés de stricts théologiens, se sont appuyés sur des considérations religieuses pour démontrer l’utilité de cette discipline, classée alors dans la catégorie des sciences orthodoxes.
Insistant sur ses enseignements en tant que ligne de conduite, ils ne manquèrent pas d’avancer à cet égard des arguments d’ordre patriotique ou philosophique, reprenant à l’occasion cette allégorie du voyageur et érudit égyptien du XVe siècle, Abd-Rahman Suyuti, selon lequel «celui qui ignore l’histoire est pareil à qui monte une bête aveugle et hésite à trouver son chemin».
Il faut dire que l’historiographie marocaine, étroitement liée au monde musulman et à la fondation du Royaume, préférait de manière générale réduire à l’extrême le passé antéislamique et l’histoire ancienne du peuple autochtone pour commencer globalement avec les premières conquêtes musulmanes ou avec Moulay Driss 1er.
Elle a produit de multiples annales royales et dynastiques, des dictionnaires biographiques et hagiographiques, des récits généalogiques, des monographies de régions et toutes sortes d’autres documents.
Certaines de ses œuvres savantes, écrites en prose rimée, voire même en poésie, tombaient parfois, avouons-le, sur le plan stylistique, dans une pompeuse rigidité rendant leur abord ardu voire même rébarbatif.
Pour contrebalancer, les genres épiques populaires, ancrés dans l’oralité, sans prétendre à la véracité, s’imposaient comme fabuleux réservoir de la mémoire collective, propices à l’écriture de l’histoire des mentalités, avec leurs parts de représentation populaire, de théâtralisation et de pittoresque, autrement plus séduisantes qu’une succession fastidieuse de dates, de noms et de faits.
Progressivement, à ce confortable entre soi, s’est ajouté un regard extérieur, non invasif jusqu'ici.
Il s’est présenté d’abord sous forme de relations de voyage, avec entre autres illustrations, le «Récit de l'origine et du succès des Sharif…» du père jésuite Diego de Torres qui occupait le poste de rédempteur des captifs chrétiens au Maroc entre 1546 et 1554, sous le commandement de Jean III du Portugal.
Citons également la «Descripción General de África» de Luis del Mármol y Carvajal, inspiré de son aîné Hassan al-Ouazzan, dit Léon l’Africain.
Sans oublier, plus tard, publiée en 1683, la «Relation de la captivité du sieur Mouette dans les royaumes de Fez et de Maroc où il a demeuré pendant onze ans…», après avoir été capturé par les corsaires de Salé.
Ou encore, les «Recherches historiques sur les Maures et Histoire de l’Empire du Maroc», publiées en 1787 à la suite du voyage du diplomate du roi de France, Louis de Chénier.
L’impact de cette vision extérieure ne tarda pas à prendre une autre tournure avec l’avènement de l’ère coloniale et avec le bouleversement des institutions traditionnelles dont l’enseignement.
Faisant souvent l’impasse sur les sources autochtones, ce nouveau regard, jouant le rôle d’«éclaireur» aux troupes militaires, adopta souvent, et sans complexe, des préjugés orientalistes teintés de colorations ethnographiques en phase avec les pouvoirs triomphalistes du moment.
Généralement dichotomique et sans nuances, l’historiographie coloniale, fidèle au fameux slogan, «Séparer pour mieux régner», s’est basée en effet sur des présupposées oppositions systématiques entre Arabes et Berbères, plaines et montagnes, sédentaires et nomades, juifs et musulmans, pays du Makhzen et pays de la Siba.
En même temps, toute survivance du paganisme préislamique fut débusquée, afin sans doute de mieux appuyer la mission civilisatrice coloniale.
Le Maroc antique et exotique fut pareillement exploré en profondeur, depuis ses tribus, en passant par ses zaouïas et toutes ses formes d’organisation, offrant rétrospectivement aux «indigènes», des renseignements d’une précision tout ce qu’il y a de plus martial.
Transformés en objets d’étude et en informateurs, mais en aucun cas en destinataires, lesdits indigènes se sont vus priver de l’enseignement de leur histoire à l’école, le pouvoir colonial ayant mesuré son rôle dans l’amplification du sentiment national.
Cet état de fait, lourd de sens, explique l’engagement dans un processus de remise en question de l’historiographie coloniale et de l’affirmation de l’identité nationale avec l’avènement de l’Indépendance.
Cela dit, malgré cette volonté manifeste de réappropriation de notre histoire, la phase succédant à l’Indépendance a connu aussi ses propres arrimages, à l’Orient précisément, dans le sillage des idéologies panarabistes et dans le cadre de larges projets assimilationnistes plus ou moins avoués.
Plus tard, dans le cadre des investigations sur les atteintes aux droits humains durant les années de plomb, la scène littéraire et médiatique s’est ouverte aux témoins.
L’émotion envahit ainsi la fabrique de l’Histoire, passée d’une discipline relativement paisible à un objet brûlant.
Face à ces données nouvelles, les questions se sont imposées quant aux rapports entretenus entre la mémoire et l’Histoire ou quant aux fonctions dévolues à l’historien, entre l’homme de science non subordonné aux luttes politiques ou le juge enrôlé dans des opérations d’arbitrage et de réparation.
Quoi qu’il en soit, actuellement, avec les acquis constitutionnels autour notamment de l’amazighité ou de l’identité hébraïque, avec la production croissante d’études universitaires à caractère global incluant l’Homme dans son milieu social, avec l’ouverture vers d’autres canaux que les traditionnels école et médias publics, avec l’hétérogénéité des profils des pratiquants de l’histoire, l’engouement du public se fait de plus en plus éclatant, joignant au goût de «l’utilitaire», une instructive distraction.
Sans doute aussi que dans ce monde en plein bouleversements, transparait derrière cet irrésistible attrait, un besoin fondamental de repères, d’affirmation identitaire, de résistance aux tentatives d’effacement, à la fois pour se retrouver dans ce brouhaha général et pour assurer le devoir de transmission.
Encore faut-il savoir en tirer les bonnes leçons.
L'écrivain britannique Aldous Huxley affirmait à ce propos: «le fait que les hommes tirent peu de profit des leçons de l'Histoire est la leçon la plus importante que l'Histoire nous enseigne».