Dans un vieux film français, Jean Gabin dit à Michèle Morgan: «T’as de beaux yeux, tu sais!» Ce n’était pas une question mais une affirmation. Parce qu’elle sait et nous savons. Inutile d’en dire plus, même s’il y a beaucoup à dire. Le pauvre Gabin, ravagé par le désir, en vient à prendre le public en témoin, comme s’il l’invitait à prendre sa place.
Et nous, public, en plus de compatir, nous sommes presque obligés de répondre: «n’en dis pas plus, mon pauvre Jean, on a tout compris!».
Quittons le cinéma et promenons-nous à présent dans les couloirs d’une clinique casablancaise. L’atmosphère n’est pas la même. Nous avons justement une assistante comme Arletty, qui n’a pas une gueule d’atmosphère. Elle demande au patient: «Et vous, monsieur, vous avez une assurance, une mutuelle?». Il ne répond rien, et baisse la tête. Un autre patient, qui n’en peut plus d’attendre son tour, répond à sa place : «il n’a pas de mutuelle, mademoiselle, il a Dieu!». L’infirmière: «Mais…C’est-à-dire?». Le patient se tourne vers la file d’attente et prend tout le monde à témoin: «il y a ceux qui ont la mutuelle et il y a ceux qui ont Dieu, c’est le Maroc… Vous avez compris?».
Bien sûr qu’on a compris. «C’est le Maroc» est le genre d’expression que l’on vous sort pour mettre fin à la conversation. Parce qu’elle résume tout. Il ne sert à rien de demander son reste.
Changeons encore d’atmosphère et allons dans un bureau simple comme bonjour: le mien! J’ai l’habitude de recevoir, de temps en temps, quelqu’un qui se plaint. Ne soyez pas surpris. C’est le Maroc, vous savez, le bureau d’un journaliste peut devenir une sorte de diwane al-madalim, collectionnant les (com)plaintes, les doléances, les confessions et les « épanchements » des autres.
L’homme d’affaires qui est en face de moi commence par me dire: «Je ne vous demande pas d’écrire ce que je vais vous raconter mais de l’écouter». Alors j’ai écouté.
Il m’a expliqué dans le détail comment on lui a tout pris. Ses biens, ses affaires, et même sa femme. Tout y est passé. «On m’a littéralement déplumé. Et plume par plume», a-t-il rajouté, pour reprendre son expression.
Il était question de procès injustes et d’une longue chaîne d’arnaques, de pots-de-vin, de corruptions, de trahisons, etc. Le récit montait dans l’échelle de l’horreur et, à chaque palier, je demandais, essoufflé: «mais…pourquoi?». La réponse était toujours la même: «tu sais, c’est le Maroc…».
Notre petite balade touche à sa fin, alors il est temps de généraliser. Juste un peu, avant de nous quitter en bons amis.
Nous vivons dans un beau pays, le plus beau du monde. Et nous avons des codes, des choses que nous connaissons et utilisons entre nous. Ces codes nous racontent, d’une certaine façon.
«C’est le Maroc…» appartient à cette famille. Cette formule dit ce que nous n’avons pas envie, et peut-être pas le temps, de dire. Surtout quand on en a marre…
L’incivisme de nos concitoyens? C’est le Maroc. La corruption? L’état des hôpitaux? Des routes? Des écoles? La médiocrité des élites? La schizophrénie de la société? C’est le Maroc.
Quand rien ne va, il est plus facile de mettre cela sur le compte du Maroc. C’est-à-dire tout le monde et personne en particulier.
Mais il a bon dos, le Maroc. Et puis, surtout, «c’est le Maroc…» permet d’établir tout de suite une communication et même une complicité entre la personne qui parle et celle qui l’écoute. Les deux font comme Jean Gabin et Michèle Morgan: avec très peu de mots, ils se sont compris! Et merci.