Le système de «l’unité de la ville» a fait fusionner en 2002 les communes constitutives de six villes de plus de 500.000 habitants: Casablanca, Rabat, Tanger, Marrakech, Fès et Salé. Depuis 20 ans, chacune est gérée par un conseil municipal unique dans le cadre d’une préfecture unique.
On évoquera ici le cas problématique de Casablanca, parce que les gestions de Rabat, Marrakech, Tanger, dans le cadre de l’unité de la ville, sont globalement maitrisées et ne suscitent pas de controverses. Fès et Salé subissent, elles aussi, des aléas de gestion, mais en tout cas moins que Casablanca.
La gouvernance de Casablanca, avec ses 38.400 hectares (384 km2) et ses 4 millions d’habitants, laisse supposer que les instances décentralisées et déconcentrées savent gérer les villes moyennes, mais quand il s’agit d’une ville gigantesque, quasiment un «monstre urbain», on semble dépassés!
«Monstre urbain» dans le sens de spatialité démesurée, mais sans connotation péjorative, car Casablanca, même si elle peut fâcher, fait aussi l’objet d’une affection particulière de la part des Casablancais. Une ville hospitalière, cosmopolite, généreuse, dynamique, créative, inventive. Comment ne serait-elle pas ainsi, puisque à travers son nom d’origine européenne, elle porte dans son identité les idées d’ouverture, de tolérance et de brassage? Un nom qui lui est resté.
Mais il n’en demeure pas moins qu’il y a un grand malaise qui entoure la gestion de la cité blanche, mais dont les façades tendent parfois vers le gris! Le diagnostic en a été fait mille fois. Aussi bien par le Casablancais du quartier huppé que par le Casablancais du quartier périphérique (délaissé ou oublié) jusqu’au chauffeur de taxi, en passant par les experts, les urbanistes ou les juristes les plus avertis.
Le ressenti d’un malaise face à l’invasion du béton, l’absence d’espaces verts, les problèmes de circulation, de salubrité, de transport persistant malgré des réalisations. Les trottoirs abimés, les nids de poules partout et un nombre incroyable de lampadaires défectueux. Et surtout ces disparités territoriales et contrastes violents illustrés par une ceinture périphérique, en progression infinie, avec parfois son lot de laideur urbaine. Et toujours cette impression d’inachevé face à ces chantiers supposés finis dans les nouvelles zones urbanisées. La discontinuité esthétique du tissu urbain est frappante. Cela n’est pas le cas de Rabat, Marrakech ou Tanger, où le tissu urbain est nettement mieux harmonisé.
Ces problèmes ne peuvent être liés à des personnes car divers profils (élus ou fonctionnaires) se sont succédé à la tête de Casablanca. Ils ont tous achoppé sur des écueils dus principalement à la démesure spatiale, induite par un cadre juridique qui a regroupé Casablanca en une seule entité. Une seule mairie et une seule préfecture. A la limite une re-centralisation et une re-concentration.
Les 16 conseils d’arrondissement «dépourvus de la personnalité juridique» sont des structures faibles bien qu’ils disposent d’un budget sur dotation mais dont la gestion oscille entre amateurisme et irresponsabilité. Les 8 préfectures d’arrondissements font de leur mieux, mais elles sont dépourvues de moyens et prérogatives pour participer activement à l’action socio-économique de leur territoire.
On s’attendait à ce que les conseils d’arrondissement mènent une action de proximité efficace en matière de culture, de sport, de jardins, de parcs, d’espaces verts, d’éclairage public, de réfection des trottoirs et des voies publiques, de nettoyage… Toutes ces choses importantes dans la «vie quotidienne du citadin». Mais les exemples sont nombreux démontrant le laisser-aller!
Faudrait-il que tout remonte chez le maire et chez le gouverneur puisque la loi leur a attribué la plénitude des moyens et des pouvoirs? Comme s’il n’y avait pas de structures intermédiaires, fortes et responsabilisées pour aider à gérer cet immense territoire. Le cadre juridique actuel favorise la «macro-gestion» au détriment d’une «micro-gestion» qui a vocation à agir au plus près des territoires et des attentes des populations.
Bien évidemment, il est hors de question de revenir à ce grand nombre de communes et de préfectures avant l’unité de la ville. Les moyens étaient dispersés et le système de communauté urbaine n’a pas toujours été performant. Mais au-delà de ses limites, cette ancienne formule avait le souci de la proximité.
Certains disent qu’on ne reviendra jamais sur «l’unité de la ville». D’accord, mais il faut bien trouver une formule pour concilier entre la gestion du gigantisme, avec ses projets structurants importants, et une gestion de proximité performante en faveur des zones fortement peuplées. Entre une unité de la ville qui fait tout remonter à «deux» centres de décision… Et la «fragmentation», il doit bien y avoir une voie médiane.
Examinons quelques exemples de gestion de grandes métropoles internationales. Commençons par le modèle le plus proche de celui de «l’unité de la ville» selon le modèle français tel qu’il est porté par la «loi no 82-1169 du 31 décembre 1982 relative à l'organisation administrative de Paris, Marseille, Lyon», appelée aussi loi PLM.
Conformément à cette loi, «l’unité de la ville» ne concerne pour Paris que l’«intramuros», c'est-à-dire une petite superficie de 105 km2 avec près de 2,161 millions d’habitants. Pour Marseille (hors agglomération), elle ne concerne aussi qu’une superficie de 240,62 km2 et ses 870.731 habitants. Et enfin, l’unité de la ville à Lyon ne concerne que 47,87 km2 avec 513.275 habitants.
Cela n’a rien à voir avec la disproportion de notre «unité de la ville» avec une commune casablancaise géante de 384 km2 et ses 4 millions d’habitants. Plus que 3 fois le Paris intramuros. La loi PLM est aujourd’hui critiquée en France par des maires d’arrondissement. Elle constitue, disent-ils, un obstacle pour l’action de proximité. Par ailleurs, de grandes «agglomérations mondiales» comme Madrid, Chicago, Tokyo et Barcelone… ont toutes des districts ou des subdivisions dotés de pouvoirs et moyens conséquents. Par exemple, la «ville de Barcelone» de 1,62 millions d’habitants (101,9 km2) est subdivisée en 10 districts.
Un bref historique est utile pour rappeler comment les élus qui exerçaient leur mandat au niveau des multiples communes de Casablanca (du centre et de la périphérie) ont dû faire «l’apprentissage» de l’unité de la ville, suite au bouleversement de 2002. Le premier maire UC de «l’unité de la ville» a exercé deux mandats. De 2003 à 2015. Tant bien que mal, le nouveau système de gouvernance a été rodé. Mais il a été marqué par plusieurs épisodes de blocages et de dissensions au sein du conseil.
Les élus des zones périphériques et des quartiers populaires, qui constituent le plus grand nombre des 145 membres du conseil, se sont retrouvé propulsés, suite aux élections de 2003, au «cœur» de la ville pour gérer la 6e cité d’Afrique. Un nouveau pouvoir inattendu qui a surpris et grisé un grand nombre parmi eux. Et aussi un choc socioculturel. Bien évidemment, l’amateurisme et l’improvisation n’ont pu être évités. Les surenchères politiciennes et populistes ont aussi marqué cette périod, au cours de laquelle le PJD a commencé à se préparer pour prendre les commandes du conseil de la ville.
Les élections communales de 2015 ont dégagé une majorité PJD. Là aussi, une période de controverses. Il fut reproché à ce conseil de mener une politique électoraliste en prévision des futures échéances pour mieux s’enraciner. Bien qu’il ait remporté la présidence de 12 conseils d’arrondissement sur 16, il n’a pas engagé une action de proximité efficiente, malgré ses subventions à des associations à but «social»!
La gestion du PJD à Casablanca est aussi connue pour avoir négligé la culture et les arts qui ont toujours été le dernier de ses soucis. Les complexes culturels, qui étaient rayonnants, se sont délabrés. Aujourd’hui, le conseil actuel a découvert que les 500 millions de dirhams destinés à des programmes socioculturels n’ont pas été dépensés lors du mandat du PJD. Enfin, les élections du 20 septembre 2021 ont dégagé une majorité RNI mais il est encore tôt pour en discerner les contours.
Mais ce qui a sauvé la ville est bien l’intégration des «Sociétés de Développement Local» (sous forme de société anonyme) lors de la modification de la Charte communale en 2009. Ce fut aussi une manière de contourner les déficits de gestion et les lourdeurs bureaucratiques. Une SDL –dirigée par un conseil d’administration regroupant les représentants des actionnaires en majorité des institutions publiques– permet une maîtrise d’ouvrage et une gestion plus professionnelle du service public local. Elle possède aussi la flexibilité de gestion d’une société anonyme, mais dans le cadre de l’intérêt général assuré par la collectivité territoriale.
Les SDL gèrent aujourd’hui des crédits importants et conduisent des projets en travaux publics, infrastructures, transport, animation culturelle et sportive, attractivité de la ville, patrimoine, transformation numérique, ressources, etc. Au-delà de leur réussite et notamment pour les grands projets structurants initiés par l’Etat, il faut bien admettre que les SDL ont, pour le moment, une vision «macro-territoriale» de la ville et à ce titre… ne sont pas encore adaptés pour une réelle action de proximité.
A côté de ces constats, il faut bien reconnaître que la ville de Casablanca assure les services de base essentiels (distribution d’eau, d’électricité, commerces ravitaillés, kissariats et centres commerciaux partout, gestion des eaux pluviales, ramassage des déchets, transport par bus relativement réhabilités…). Mais elle peut faire mieux. De grands projets donnent aussi satisfaction comme le Grand théâtre de Casablanca, la Marina, le réaménagement de l’ex-aéroport d’Anfa, Anfa Park, le parc offshoring de Sidi Maarouf, le tramway, le busway, le hub financier Casa Finance City…
Certains estiment que l’amélioration de la gestion de Casablanca est une question de ressources financières. D’autres estiment que les moyens financiers sont bien là et que ce n’est même pas une question de modalités de leur dépense. Que ce soit par le biais des SDL ou par le biais de la gestion directe par les élus.
C’est surtout une question de gouvernance, de vision, de conceptualisation… Et aussi d’amour pour une ville qui doit faire passer au second plan les intérêts égoïstes, politiques ou partisans. Au lieu de s’attarder sur les épiphénomènes, le diagnostic doit interroger le cadre juridique, le mode de gouvernance qui génère souvent le capharnaüm urbain.
Au-delà des expertises et des analyses financières les plus pointues, rien ne changera si le mode de gouvernance n’est pas modifié. Un mode de gouvernance qui n’oubliera aucune parcelle du territoire casablancais et qui doit être marqué par l’harmonie, la cohésion issue d’une vision d’ensemble.
Si la bonne formule est trouvée, tout coulera de source. Même l’incivisme disparaîtra. Encore faut-il voir ce qui se fait de mieux dans les autres métropoles internationales et s'en inspirer d’une manière avisée.