«Cette année, je ne viens pas. Trop cher, trop compliqué.» En quelques mots, Rachid, résident à Francfort, résume ce que des milliers de Marocains résidant à l’étranger (MRE) expriment sur les réseaux sociaux depuis le mois de juin. À 45 ans, il n’a manqué aucun été au Maroc depuis 2004. En 2025, pour la première fois, il a décidé de rester en Allemagne. Il y a d’abord le prix des billets. Mais aussi le coût de la vie sur place.
Naïma, installée à Bordeaux, a annulé sa réservation d’appartement à Saïdia deux semaines avant le départ. Elle avait repéré un logement à 1.500 dirhams la nuit, «mais c’était sans clim, sans machine à laver, et à deux kilomètres de la plage». Trop peu, pour trop cher. Son mari et elle ont finalement opté pour Antalya, en Turquie. «On a trouvé une formule tout compris, pour douze jours dans un hôtel 4 étoiles, pour moins cher que dix jours à Saïdia», dit-elle.
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Un autre MRE, installé à Strasbourg, a lui aussi décidé de repousser son séjour. «Cette année, j’ai préféré faire l’impasse pour deux raisons. D’abord, il y a la CAN qui se jouera au Maroc pendant un mois entier. J’ai donc privilégié des vacances en hiver plutôt qu’en été, pour être certain de pouvoir y assister. Une CAN à domicile, ça ne se rate pas, ça n’arrive pas tous les jours», raconte-t-il.
«Ensuite, même si j’avais envisagé de partir juste une petite semaine, ne serait-ce que pour voir la famille et en profiter un peu, ça aurait été compliqué. Les prix ont explosé: que ce soit pour manger, faire les courses ou s’offrir une activité, tout est devenu hors de prix. Déjà l’an dernier, c’était exagéré, mais là, c’est encore pire. C’est dommage, parce que ça finit par changer nos habitudes… Aller voir ses proches, se reconnecter à ses racines, ça devient un luxe que tout le monde ne peut plus s’offrir», regrette-t-il.
De son côté, Karim, retraité à Perpignan, a bien fait le déplacement. Il est arrivé à Nador fin juillet. Mais même chez lui, le malaise est palpable. «Tout est devenu cher. L’essence, la viande, même les glaces pour les enfants», déplore-t-il.
Pas un boycott, mais un basculement?
Un discours que partagent de nombreux Marocains de la diaspora, confrontés à une équation budgétaire de plus en plus contraignante. Et si les volumes de retour restent élevés selon les chiffres officiels, ces récits traduisent une évolution structurelle: l’attachement affectif demeure, mais la logique économique pèse désormais de plus en plus dans leurs choix.. Séjours raccourcis, arbitrages budgétaires, destinations alternatives et repli sur les solutions intégrées… L’été 2025 n’est pas celui du boycott, mais celui d’un réajustement profond des usages.
Un loueur d’appartement à Saïdia confirme cette tendance. «Depuis la crise de la Covid-19, on constate que les vacanciers sont devenus beaucoup plus attentifs à leurs dépenses. Mon appartement reste simple, mais à 40 euros la nuit, l’intérêt n’est plus au rendez-vous. Avant, je le louais presque tout l’été. Cette année, je n’ai eu aucune réservation pour juillet, et seulement deux en août», confie-t-il.
Il évoque aussi un changement générationnel. Les grandes familles qui passaient deux mois dans la région ne viennent plus. «Les enfants ont grandi, les parents voyagent différemment, ou se contentent d’aller chez leurs proches», fait-il observer.
Sur le plan quantitatif, les chiffres de l’opération Marhaba témoignent d’une fréquentation en hausse. Plus de 1,5 million de MRE ont rejoint le pays entre le début de l’opération et le 10 juillet, selon le ministre des Affaires étrangères, Nasser Bourita, soit une progression de 13,3 % par rapport à la même période en 2024. En parallèle, 151 411 véhicules ont été enregistrés à l’entrée du territoire, représentant une hausse de 3,56 %.
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Du côté espagnol, les données consolidées de la Protection civile apportent un éclairage complémentaire. Entre le 15 juin et le 1er août 2025, plus de 1,2 million de passagers – Marocains résidant à l’étranger et touristes étrangers – ont transité par les principales lignes maritimes reliant l’Espagne au Maroc, enregistrant une hausse d’environ 3,2% par rapport à la même période en 2024.
Sur la même période, plus de 313.400 véhicules ont également été comptabilisés à l’entrée du territoire, soit une progression annuelle de 3,3%.
Dans le détail, la ligne Algeciras – Tanger Med reste de loin la plus fréquentée, avec environ 538.000 passagers en 2025 contre 496.000 un an plus tôt, ainsi que près de 153.000 véhicules, en hausse de 9,5%.
La liaison Algeciras – Sebta, deuxième en volume, a accueilli quelque 211 000 passagers et 48.600 véhicules, en léger recul par rapport à 2024, où elle en avait enregistré respectivement 215.000 et 50.700.
La ligne Tarifa – Tanger Ville affiche une dynamique soutenue, avec 214.000 passagers recensés contre 191.000 en 2024 (+12,1%) et 34.600 véhicules (+10,3%).
De son côté, la liaison Almería – Nador a transporté 200.000 passagers (+9,2%) et 50.400 véhicules (+9,7%).
En revanche, certaines lignes enregistrent une baisse significative. C’est le cas d’Almería – Melillia, qui chute à 24.000 passagers (–62%) et 5.500 véhicules (–61%), ou encore de Motril – Tanger Med, en recul de 43,5% pour les passagers et de 32% pour les véhicules.
Quand les chiffres ne disent pas tout...
Mais pour Zoubir Bouhoute, expert en flux touristiques, ces indicateurs doivent être interprétés avec prudence. «À ce stade de la saison estivale, il serait prématuré de conclure à un dynamisme, un boycott ou une désaffection des MRE. Les données consolidées de fin juillet et du début du mois d’août, qui correspondent historiquement au pic de fréquentation, seront déterminantes pour dresser un tableau complet et fiable», estime-t-il.
Selon lui, les chiffres actuellement disponibles, qu’ils soient issus des autorités marocaines ou espagnoles, reflètent des flux globaux, mais ne permettent pas encore d’évaluer la nature exacte des séjours, à savoir leur durée, leur intensité économique ou encore leur structure (hébergement familial, touristique, hybride). «Ce qu’on observe, c’est moins une chute brutale qu’un déplacement des usages. Il y a une forme de prudence, une adaptation à un environnement économique devenu plus tendu, voire une réallocation des dépenses touristiques vers d’autres périodes, d’autres destinations ou d’autres formats», note-t-il.
Parmi les principaux freins évoqués figurent la hausse généralisée du coût de la vie dans les pays d’accueil, l’envolée des prix des billets d’avion, mais aussi un sentiment croissant de décalage entre le coût du séjour et la qualité perçue des services. S’ajoute à cela l’effet amplificateur des réseaux sociaux, où de nombreux MRE partagent des retours d’expériences souvent critiques, contribuant à forger une perception collective qui influence, en retour, les choix de leur entourage. «Il faut faire la part des choses entre ce qui relève d’une perception émotionnelle amplifiée par le numérique, et ce qui est corroboré par les données factuelles», nuance l’expert.
Notre interlocuteur insiste également sur la nécessité de croiser les statistiques quantitatives avec des enquêtes qualitatives: intentions de voyage, durée moyenne des séjours, niveau de satisfaction, dépenses effectives… Autant d’indicateurs qui doivent être mobilisés pour comprendre finement les évolutions à l’œuvre. «L’impression d’un recul ou d’un mécontentement ne suffit pas à caractériser une tendance structurelle. Le tourisme des MRE obéit à des logiques multifactorielles et ne peut être réduit à une lecture binaire entre fidélité et boycott», poursuit-il.
Une pression tarifaire devenue dissuasive
Du côté des destinations marocaines, le constat est partagé par plusieurs professionnels. À Fnideq, Tanger, Saïdia ou Agadir, les plaintes sur les tarifs des appartements et des hôtels sont récurrentes. Certaines offres atteignent 2.000 à 4.000 dirhams la nuit dans des établissements moyen standing. Les témoignages évoquent des vols à plus de 35.000 dirhams aller-retour pour une famille de trois personnes.
Ce sentiment a ouvert la voie à une migration touristique vers des alternatives régionales mieux positionnées quant au rapport qualité-prix: Espagne, Turquie, Grèce, explique l’expert.
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Plusieurs opérateurs touristiques indiquent néanmoins des signaux positifs. En dépit d’un démarrage perçu comme timide dans certaines zones, notamment sur le segment locatif non classé, ces professionnels font état d’un taux d’occupation moyen dépassant les 80% dans les structures hôtelières classées au mois de juillet. Une performance qui s’explique en partie par la reprise des liaisons aériennes avec les grandes villes européennes, mais aussi par la montée en puissance des offres «tout compris» et des circuits organisés, qui séduisent une partie de la clientèle familiale MRE à la recherche de solutions pratiques et maîtrisées.
Les professionnels misent également sur un rebond attendu en août, considéré comme le mois le plus dense de l’été. À Marrakech, par exemple, les réservations en milieu et haut de gamme connaissent un rythme soutenu. Dans le Nord, certaines unités hôtelières à Fnideq, M’diq et Tétouan enregistrent des taux d’occupation proches de la saturation sur les 15 premiers jours d’août. À Agadir, les établissements balnéaires haut de gamme maintiennent des performances stables grâce à une clientèle mixte (locale, MRE et étrangère).
Pour les opérateurs touristiques de ces régions, la situation ne relève donc pas d’une crise, mais d’une recomposition. «Il ne s’agit pas d’une saison perdue, mais d’un été sous contrainte», résume un opérateur.
Les professionnels s’accordent sur le fait que l’environnement a changé: le pouvoir d’achat des MRE est plus surveillé, leurs arbitrages plus sélectifs, mais leur attachement au pays demeure fort. «Il ne faut pas interpréter les ajustements de comportement comme un désengagement. C’est une réévaluation. Ils restent présents, mais leurs attentes ont évolué. Et leur rapport au séjour est désormais plus rationnel, plus calculé», conclut Zoubir Bouhoute.








