Les images, tournées par Le360 le mardi 18 juin, soit le lendemain de Aïd Al-Adha, dans les artères de Tanger, se passent de commentaire. On y voit toute l’obscénité de déchets en tout genre empilés dans plusieurs quartiers de la ville, deuxième pôle économique du pays, souvent cité en exemple en matière de propreté et de civisme de ses habitants. Des images d’un autre âge, vu la mobilisation exemplaire des agents de propreté à travers tout le Maroc dès le premier jour de l’Aïd.
Certaines zones s’étaient même transformées en déversoirs, où des camions venaient déposer les déchets collectés, faute d’emplacements appropriés et suffisants, témoigne un habitant de la ville. Résultat: des citoyens qui étouffent sous l’amoncellement des déchets et leurs odeurs nauséabondes, et des enfants exposés à nombre de risques sanitaires. On passera sur la piètre image que de telles scènes donnent de la ville elle-même et de sa gestion. «Même hors période de l’Aïd, ces agissements sont devenus notre quotidien. On attend toujours que les déchets s’accumulent ainsi pour daigner les collecter. C’est une honte», renchérit un autre habitant.
Lire aussi : Casablanca: grève des éboueurs, la ville envahie par les déchets ménagers
Et ce n’est pas un ni deux quartiers, mais plusieurs, qui sont concernés par ces négligences. On en citera, pêle-mêle, ceux de Aouama, Sidi Driss, Béni Makada, Souani, Jirari, Moghogha, Dradeb, Mesnana ou encore Boukhalef, constate notre correspondant sur place. À l’arrivée, des parties entières de la ville prennent régulièrement des airs de décharges sauvages. Et le calvaire a atteint son pic durant les deux jours fériés de Aïd Al-Adha, dans l’indifférence des sociétés en charge de la collecte et de la mairie de la ville, restées d’ailleurs injoignables pendant la réalisation du reportage. «Nous avons eu beau déposer des plaintes et interpeller le délégataire et la commune, c’est comme si les responsables habitaient une autre planète», s’indigne un habitant.
Pour précision, la gestion des déchets dans la ville du Détroit est du ressort de Mecomar, une société familiale libanaise appartenant à la famille Sahyoun, et Arma Environnement, dirigée par Youssef Ahizoune, fils du patron de Maroc Telecom et actionnaire principal de l’entreprise, avec d’autres membres de sa famille. La société, qui compte 7.000 collaborateurs, est présente dans 27 villes totalisant près de 3 millions d’habitants. Et c’est à elle que revient la gestion des déchets dans les plus grands quartiers de la ville, notamment ceux cités dans le reportage.
Notre reporter s’est rendu coupable d’un crime de lèse-majesté en dénonçant, sans toutefois le citer nommément, un groupe aussi tentaculaire que traînant bien des casseroles. On doit en effet au fils Ahizoune le retrait du Maroc de Derichbourg Environnement, autre entreprise de gestion de déchets, dont il était un temps un associé. Il est également derrière le scandale environnemental qui avait secoué Kénitra en août 2023, quand la ville a été plongée dans une crise sans précédent de collecte des déchets, déléguée à la même Arma, défaillance dénoncée alors par l’Association marocaine de protection et d’orientation des consommateurs (AMPOC). C’est aussi à lui que revient la responsabilité du mouvement social qui a ébranlé Arma El Jadida en décembre 2023, lorsque les agents de propreté avaient dénoncé être victimes «d’abus de la direction de la société, qui a laissé libre cours au secrétaire du Conseil de la ville d’user de ses fonctions pour intervenir dans les affaires des employés sans titre légal ni référence syndicale».
Lire aussi : Aïd Al-Adha: en 3 jours, Casablanca a généré plus de 30.000 tonnes de déchets
Loin d’être un incident isolé, l’incompétence ayant marqué la gestion des déchets de Tanger pendant le jour de Aïd Al-Adha s’inscrit dans une longue série de scandales. Mais cette fois-ci, la réaction des concernés a atteint des sommets de désinvolture. Plutôt que de parer à une urgence relevant de la santé publique, ils ont préféré s’en prendre au journaliste du média Le360, accusé… d’avoir simplement fait son travail en documentant la gestion catastrophique d’un secteur vital pour cette ville appelée à jouer les premiers rôles, notamment à l’approche de rendez-vous continentaux et planétaires comme la CAN 2025 et le Mondial 2030.
C’est ainsi que la mairie de Tanger, assistée des deux délégataires Arma et de Mecomar, s’est mobilisée… pour nous gratifier d’un communiqué pointant du doigt le reportage et mettant en doute son contenu, sans l’ombre d’un argument valable.
A peine apprenons-nous, dans ledit communiqué, que les autorités locales de Tanger se sont démenées «en dix heures» (sans précision sur leur horaire exact) pour collecter quelque 3.421 tonnes de déchets. Un élément qui, par ailleurs, a bien figuré dans notre reportage, mais qui, de toute évidence, n’a pas suffi à résorber les autres dizaines de milliers de tonnes restées en l’état dans les quatre coins de la ville. Mieux, le communiqué se permet de donner des leçons de professionnalisme, alors que ses auteurs auraient gagné à se les administrer à eux-mêmes en admettant au moins les faits (corroborés par les nombreux commentaires sur la page Facebook de la ville) et en réagissant en conséquence pour réparer des citoyens victimes d’un intolérable scandale.
Au lieu de cela, Arma, Mecomar et la commune signifient à qui veut bien l’entendre qu’il est désormais interdit de porter la moindre critique ou remarque à leur travail, ô combien impeccable, et à leur gestion visiblement au-dessus de tout soupçon. Une attitude qui a par ailleurs tendance à se généraliser dans de nombreux secteurs et auprès de bon nombre de nos responsables qui, au nom d’on ne sait quelle appartenance, filiation, poste ou fortune personnelle, sont devenus allergiques à toute critique et hermétiques à toute reddition de comptes.
Non seulement ce n’est pas ainsi qu’on construit un pays, mais c’est précisément le meilleur moyen de le conduire à sa perte. Et faute d’être convenablement servi, le contribuable se passerait volontiers des insultes répétées à son intelligence, une mode de très mauvais goût en ce moment.