Vues autrement, les guerres puniques permettent de porter un autre regard sur la nature des relations entre les peuples des deux rives de la Méditerranée, loin des raisonnements binaires et des anachronismes des divisions entre le Nord et le Sud.
Nous sommes là en présence d’un des conflits décisifs de l’Histoire de l’humanité, un des plus longs et des plus meurtriers du monde antique avec ses centaines de milliers de morts.
Opposant Carthage et Rome, les guerres puniques se sont déroulées sur terre et sur mer, en Afrique et en Europe, ont duré plus de cent ans, révélé des manœuvres tactiques comme celles de la bataille de Cannes, étudiées dans les académies militaires modernes, mis en avant des personnalités exceptionnelles tel Hannibal, considéré comme le plus grand stratège de tous les temps et permis aux Romains d’entrer en relation avec des peuples jusque-là peu connus…
La genèse du conflit est celle du choc entre une puissance montante représentée par Rome et un empire maritime, Carthage.
L’enjeu du conflit est la domination de la Méditerranée occidentale et ses prémisses, les luttes d’influence en Sicile qui déclenchent (de 264 à 241 avant J.C) la première guerre punique.
Meurtrière et coûteuse pour les deux parties, elle oblige Carthage, dont le chef des armées est Hamilcar Barca, à entrer en pourparlers de paix et à céder la Sicile.
Même si les antagonistes politiques sont connus, ce serait une erreur de considérer le conflit comme une «guerre civilisationnelle» opposant les peuples européens d’un côté aux africains de l’autre.
Qu’il s’agisse de mercenaires, de contingents auxiliaires ou de tribus alliées, la première guerre punique a regroupé auprès de Carthage des Ibères, des Celtes, des Ligures italiens et provençaux, des Sardes, des Grecs…
Les cavaliers berbères numides sont également décrits par les auteurs de l’Antiquité latine, initialement dans le sens impropre de nomades, qui «s’étend aux Maurousii (Maures) des bords de l’océan», précise l’historien et philologue Jehan Desanges, bien que l’adjectif maure soit parfois juxtaposé, marquant une différenciation.
Ils sont distingués des Liby-Phéniciens, définis par ailleurs par Tite-Live comme «mixtum Punicum Afris genus», soit des populations mixtes issues de ces brassages.
Se retrouvait ainsi au sein de cette armée carthaginoise une mosaïque d’ethnies, comme le prouve la participation, en tant que chef de guerre des mercenaires, du Campanien Spendios, ancien esclave déserteur de Rome, du Gaulois Autarite ou du Libyen Mathó.
Mais le payement des lourdes indemnités de guerre par Carthage et le non-règlement des arriérés de solde des 20.000 mercenaires d’origines multiethniques, rapatriés près de Carthage depuis la Sicile, aboutissent à la révolte des mercenaires pour des mobiles d’abord économiques, appuyés par les populations qui y ont vu l’occasion d’une contestation politique et sociale.
C’est désormais la guerre civile qui dure un peu plus de trois ans jusqu’au rappel du général carthaginois, Hamilcar, aidé par le chef numide Naravas.
Utique est ainsi libérée, puis un combat décisif livré près de Tunis, au terme d’atrocités rendues dans une représentation romanesque par le Salammbô de Flaubert.
Cette guerre des mercenaires est coûteuse pour Carthage qui perd la Corse et la Sardaigne et ne revoit son succès se redessiner qu’avec la consolidation des conquêtes en péninsule Ibérique.
C’est là qu’entre en scène le génie militaire du nouveau chef de l’armée carthaginoise, Hannibal.
Nous ne nous attarderons pas sur les épisodes de la deuxième guerre punique, déclenchée par son siège de la ville espagnole de Sagonte fidèle à Rome, ni sur les fabuleux exploits, largement relayés, de sa traversée des Pyrénées puis des Alpes, avec ses éléphants et ses batailles mémorables ponctuant sa marche victorieuse en Italie, en passant par l’Hispanie et la Gaule.
L’objectif est justement d’emprunter des sentiers moins conventionnels et de considérer le rôle d’acteurs tiers.
Outre une minorité de citoyens carthaginois, cette armée comprend un important contingent de forces ibères, de frondeurs des Baléares, de Celtes, de Ligures, de Grecs, d’Italiens (Samnites, Bruttiens, quelques Etrusques…) et autres peuples ralliés au fur et à mesure qu’Hannibal traversait leurs contrées...
Sans oublier les Numides, présents à différentes étapes de la deuxième guerre (qui a duré de -218 à -202 avant notre ère), formant le meilleur de la cavalerie d’Hannibal et contribuant à ses succès.
C’est le cas à l’embouchure du Rhône, lors de la bataille du Tessin qui a connu la défaite romaine et la défection de ses alliés gaulois, puis près de la rivière Trebbia, provoquant chez les Romains «une terreur profonde».
Poursuivant sa marche vers la capitale, Hannibal infligea à ses ennemis un véritable désastre au bord du lac Trasimène, décimant leur armée et accordant à ses troupes le pillage des régions de Campanie et de Samnium.
Ce qui fait dire au consul Minucius cité par Tite-Live: «Nous avons, hélas! tant dégénéré depuis nos pères, que cette côte, le long de laquelle la circulation des flottes puniques leur paraissait un déshonneur pour leur empire, nous la voyons maintenant remplie d’ennemis, bientôt propriété des Numides et des Maures».
Même son de cloche du côté du consul Caius Terentius Varro qui s’inquiétait de devoir, à ce rythme, «demander nos lois à l’Afrique, à Carthage, souffrir que l’Italie fût une province des Numides et des Maures!...».
Il s’agit du même Varron qui dirigea la bataille de Cannes au sud de l’Italie, où il ne dut son salut qu’à sa fuite.
A cette bataille, qui révéla tout le génie tactique d’Hannibal, le dispositif, précédé par un rang de frondeurs et de lanceurs de javelots, comprend au centre de la longue ligne de front les fantassins gaulois et ibères qui encaissent la charge, sur ses extrémités l’infanterie lourde africaine, sur l’aile gauche la cavalerie lourde gauloise et ibère et, sur l’aile droite, 3.500 cavaliers numides.
Bien que largement supérieurs numériquement, les Romains sont encerclés dans une bataille qui tourne au massacre avec la mort de plus de la moitié des troupes et un nombre impressionnant de prisonniers.
La victoire d’Hannibal fut sans doute tactique mais, au final, non concluante sur le plan stratégique.
Alors que la campagne d’Italie s’enlise, Rome enregistre des avancées sur d’autres terrains, notamment en Hispanie avec le jeune Scipion qui décide de traiter avec le roi numide Massinissa et de porter la guerre en Afrique.
Les négociations vont en effet bon train avec les chefs berbères dont le rôle politique n’a certainement pas échappé aux Romains, tout comme les rivalités à exploiter, prélude à la victoire de Rome et de ses alliés à la bataille de Zama au sud-est de la Tunisie.
C’est ainsi que Scipion renforça les pourparlers avec Massinissa, chef des Massyles évincé de ses terres par Syphax du royaume voisin des Massæsyles allié à Carthage.
Une alliance fatale, soldée par la défaite de Syphax à la bataille des Grandes Plaines, obligeant le sénat carthaginois au rappel d’Hannibal d’Italie.
Ce dernier connaît son ultime défaite à Zama où Massinissa avait amené tout le soutien de ses troupes, aidé de celles de son allié Baga du royaume maure, dans une réédition de la bataille de Cannes avec un inversement des rôles.
Un peu plus d’un demi-siècle plus tard, Rome, dont la victoire est pourtant consacrée, n’éprouve de répit qu’à la destruction totale de Carthage, devenue une obsession consacrée par la formule célèbre de Caton l’Ancien, qui ponctuait tous ses discours au Sénat, tous thèmes confondus, au point d’en faire une formule exprimant une idée fixe: «Carthago Delenda est »! Il faut détruire Carthage!