De ces lois d’un autre temps, j’évoquerai aujourd’hui les paragraphes pernicieux 187 à 193 dont voici la synthèse: «L’époux doit pourvoir à l’entretien de son épouse dès la consommation du mariage. Le même droit à la pension alimentaire est reconnu à l’épouse qui a convié son mari à consommer le mariage, après la conclusion de l’acte. L’entretien comprend l’alimentation, l’habillement, les soins médicaux de cette dernière. L’époux est tenu d’assurer la pension alimentaire due à son épouse abstraction faite des conditions matérielles de celle-ci. Le travail de l’épouse n’est pas une raison pour annuler l’entretien».
L’homme, sitôt marié, est sommé de «régler» chaque mois sa dette envers son épouse. Il lui doit, comme pour un créancier, de l’argent pour s’alimenter, s’habiller, se soigner, etc. Ce pécule est versé sous une forme concrète: des sous en liquide ou par virement. Mais étant donné que les époux vivent ensemble, le Code de la Famille estime que ladite somme passe en nature lorsque l’homme entretient le foyer. Peu importe aux yeux du législateur que l’épouse soit friquée, le mari passe à la caisse. Ce dernier est responsable devant la loi.
Imaginons un mari qui se retrouve au chômage pendant quelques mois, dénué de toute ressource pécuniaire. Et bien, la législation marocaine lui a prévu une issue dramatique et inhumaine: l’épouse a tout à fait le droit de déposer une plainte auprès du commissariat de police (sic!); les forces de l’ordre convoquent le mari et le pressent de payer sa dette. Si la situation de non-paiement persiste, le juge est obligé de dépêcher un huissier pour assigner le méchant mari chômeur au tribunal. Ce dernier essuie une logorrhée moralisante du magistrat et obtient trente jours pour la reprise de l’entretien. À défaut de quoi... le juge prononcera le divorce des époux (sic! encore). Au bout du mois, de fait, ce dernier divorce le couple plutôt que d’encourager l’épouse à travailler, faire montre de solidarité et partager les périodes de vache maigre de son mari.
La valeur du «pour le meilleur et pour le pire» s’effondre dans l’esprit des lois. Si le couple périclite et traverse des conflits, les lois de l’entretien deviennent une arme terrible entre les mains des épouses vengeresses.
Rien n’infantilise la femme davantage que ces lois archaïques qui ont la peau dure. Au sein des familles traditionnelles, la mère éduque ses filles sous un prisme précis, l’homme est censé tout prendre en charge: la dot, la vie domestique à la maison et les besoins quotidiens de l’épouse. C’est encore une conviction fermement installée chez la majorité des familles marocaines, parfois bourgeoises. Beaucoup d’adolescentes deviennent adultes avec cette idée de «vente de soi» et d’appartenance au mari, les paralysant définitivement, créant une ambiance délétère en amour et dans leur futur foyer. A cause de ces lois, notre jeunesse féminine apprend à devenir un objet sexuel et non un être humain. Elle n’a-presque- plus que le physique à faire valoir.
Les hommes sont dépassés, financièrement, par le rôle social qu’ils endossent en souriant, mais virant très vite à la tristesse profonde, et silencieuse, de toute une vie.
Les associations et fondations qui luttent pour les droits des femmes n’abordent jamais ce sujet explosif. Elles militent sans remettre en question les traditions ancestrales de l’entretien. C’est pourtant le point de départ de la vraie libération féminine.
Etre féministe de nos jours, c’est appliquer une forme de démocratie conjugale où l’homme peut être la femme, et la femme peut être l’homme. Pourquoi faudrait-il que nos traditions sollicitent essentiellement les hommes lorsqu’il s’agit d’argent? Les femmes n’ont aucune contrainte légale pour participer à la vie matrimoniale. C’est laissé à leur bon vouloir. Nous sommes loin, encore très loin, de la société égalitaire où les femmes (amie, fiancée ou épouse) paient leur part au restaurant et invitent à des weekends. S’il fallait appliquer la parité totale, réelle, jamais demandée par les associations féministes, les Marocaines devraient être choquées par les lois de l’entretien et demander leur abolition. Cela serait salutaire, et psychologiquement important pour elles comme pour les hommes. Cela reviendrait à placer le couple sous la seule garantie de l’amour, et ôter tout intérêt personnel, notamment financier, dans une relation. C’est finalement beau et intrinsèquement humain.
Les femmes doivent apprendre à payer pour les hommes naturellement, sans à priori culturel ni chichi, ne serait-ce que pour vivre l’expérience de l’Autre masculin. Il n’y a pas de raison pour que la nature homme-femme soit à sens unique. Faisons fi des traditions et laissons évoluer notre société où, dans la majorité des couples, marié ou pas, les hommes sont responsables des comptes. Dans l’absolu, il n’y a pas de différence entre l’homme et la femme, selon ces mêmes associations et fondations qui défendent les intérêts de la gent féminine. Attention au féminisme détourné qui se bat sans renverser le schéma du genre au XXIe siècle! Pour attaquer efficacement le patriarcat, il faut biaiser la place qu’occupent les hommes dans la société, et leur retirer leurs prérogatives. Et le premier passe-droit est la domination pécuniaire qui permet, via les lois de l’entretien d’abuser, de se sentir jaloux et supérieurs, donne un sentiment de contrôle et de possession exclusive.
La femme doit accepter de jouer un nouveau rôle, et s’affranchir de ces lois désuètes pour s’épanouir. Les lois de l’entretien recèlent des coulisses sinistres et insoupçonnées. Chercher l’inconnue de l’équation sociale, refoulée dans l’inconscient féminin, consiste à comprendre que la vente du corps = l’entretien. Lorsqu’on entendra cela, un monde nouveau surgira pour tous dans le Royaume.
Abroger les lois de l’entretien, c’est opérer une métamorphose sociale qui pénalisera les femmes et les familles vénales profitant du genre masculin, et mettra en avant celles qui se marient dans l’éthique et par amour. Cela peut paraître sévère comme nouvelle règle de jeu, mais on imagine à l’arrivée le bienfait civilisationnel qui en découlera.
De la sorte, la femme pourra se libérer du patriarcat et acheter son ticket de rédemption: en inversant le genre homme-femme. Le couple doit atteindre le degré zéro de la relation d’argent. Ce sont les projets à deux dans la vie, les enfants, le foyer, l’amour qui en représentent le socle, et certainement pas l’entretien.