Le grand mufti Abd el Aziz Ech-Cheikh vient de déclarer que le jeu d’échecs était désormais interdit en Arabie Saoudite. On se souvient peut-être que l’ayatollah Khomeiny l’avait également prohibé, en 1979, avant de revenir sur sa décision quelques années plus tard.
Décidément, la bigoterie est l’ennemie de la raison. Ces nigauds n’en ratent pas une. Dans le monde entier, on encourage les jeunes enfants à apprendre à jouer aux échecs, dont Zweig assurait que «c’est le limiter injurieusement que l’appeler un jeu, alors que c’est une science, un art» et dont Goethe disait que c’est «la pierre de touche de l’intelligence», Mais monsieur le mufti n’a cure de développer l’intelligence des enfants : il veut des petits robots seulement capables de débiter des textes appris par cœur et auxquels ils ne comprennent rien. Cela fera des adultes stupides et faciles à mener par le bout du nez.
Interdire les échecs… Comment peut-on être aussi borné ? Au cours des siècles, les plus grands esprits ont jugé à sa juste valeur ce passe-temps (qui est bien plus que cela). Leibniz, l’un des plus grands savants-philosophes de tous les temps, expliquait ainsi son importance : «Les échecs sont utiles à l’exercice de la faculté de penser et à celle de l’imagination. Car nous devons posséder une méthode élaborée pour atteindre des buts partout où nous devons conduire notre raison.»
Mais il y a plus que cela. «Les échecs, c’est le plus beau des jeux», affirmait Mme de Sévigné, qui ajoutait : «J’en suis folle.» Pourquoi ? Pour mille raisons… Parce qu’on peut y entendre, comme Nabokov, des mélodies («Je crois entendre pour ainsi dire la musique des coups… ») Parce qu’il y a «plus d’aventures sur un échiquier que sur toutes les mers du monde», selon Pierre Mac Orlan qui s’y connaissait en aventures, lui qui fut grand reporter et voyagea un peu partout. Jamais sans ses pions ni ses figurines sculptées… Et pour cet autre grand aventurier que fut Cervantès (ne fut-il pas prisonnier des corsaires d’Alger ?), la cause est entendue : «La vie est une partie d’échecs.» On peut conclure avec Orwell : «Les règles du jeu d’échec sont les mêmes que celles de l’amour et de la guerre. Si vous pouvez gagner à l’un, vous pouvez gagner aux autres…» Monsieur le mufti n’a peut-être jamais rien gagné, ni en amour ni à la guerre.
Quelqu’un se hasarda un jour à demander à Lénine pourquoi il avait fini par épouser Nadejda Kroupskaïa, lui qui était resté si longtemps célibataire, marié en quelque sorte à la seule Révolution. Et «le Vieux» de répondre dans un éclat de rire : «Quand on rencontre une femme capable de comprendre Marx et de jouer aux échecs, on l’épouse !».
Évidemment, tout ce qui précède ne convaincra pas monsieur le mufti qui est, comme tous les bigots, inaccessible à la raison et à la beauté des choses. Nous ne pouvons que lui répliquer : vous nous privez du noble jeu ? Eh bien, nous irons jouer ailleurs et vous serez privés de notre compagnie…