J’ai toujours aimé Aïd El Kébir. D’abord parce que, en bon sauvage, j’aime le fameux boulfaf, j’aime le bruit et les odeurs. Et puis, c’est l’une des rares fêtes où l’on vous donne non pas un, mais deux jours fériés.
Avant, dans le derb, tout le monde posait la question à tout le monde: «Et toi, alors, tu as appris à passer le couteau?». Celui qui disait non était ostracisé pour le reste de l’année. Il avait encore des choses à prouver aux autres.
Aujourd’hui, entre amis, on se pose un autre type de question: «Et toi, tu le fais encore?». Comme si faire l’Aïd était une barbarie. Alors on répond, gêné, voire honteux: «Oui, je le fais pour les enfants… Pour les parents… Je le fais, mais…».
J’en connais qui ne le font plus et qui préfèrent partir en voyage, loin de leur famille, loin de tout. Parce que le sang les dégoûte. Parce que le bruit et les odeurs, encore et toujours. Parce qu’ils sont végétariens. Et parce que le personnel de maison, qui leur sert à boire et à manger et assure toutes les tâches ménagères à leur place est en congé!
Oui, tout ça, c’est de la culture.
Pour certains, faire l’Aïd et «passer le couteau» est une marque de pauvreté intellectuelle et économique. C’est de l’ordre de l’indigence. C’est la fête des autres, de cette majorité de Marocains avec lesquels ils ne partagent rien. Prétendent-ils!
Il y avait une émission à la télévision marocaine, «Roukn al moufti». Un jour, le présentateur dit: «Nous avons reçu le courrier d’une dame qui s’interroge… En jouant avec le mouton, son fils lui a cassé une corne… Alors cette bonne dame, notre sœur en islam, nous demande et vous demande, chers téléspectateurs et téléspectatrices, si le sacrifice de ce mouton à la corne cassée est toujours halal…Ou non?».
Diable, un morveux a torturé un mouton au point de lui casser une corne. Et la seule question qui vaille, c’est celle du halal et du haram. Yajouz et Layajouz.
Je me souviens aussi du jour où le défunt Hassan II avait dit, à la télévision: «Cette année, étant donné que le cheptel est en danger, il n’y aura pas de sacrifice». C’était le drame ou presque. J’en connais qui en ont pleuré à chaudes larmes…
Et puis, comment oublier la première fois où j’ai fait la fête loin du Maroc? J’étais avec un groupe d’amis et de proches, confinés dans une petite maison, si loin du continent africain. On buvait du thé et on écoutait une vieille cassette avec des chansons de Naïma Samih, Rouicha et Abdelouahab Doukkali. On parlait du bled, de nos familles…
L’un des amis est sorti avant de revenir, quelques heures plus tard, en traînant un petit chargement de quartiers de viande. J’ai hérité d’une épaule et de quelques côtes.
«Et la tête, et la tête?», s’écria l’un de nos amis. Le boucher en chef le sermonna: «Il n’y a pas de tête, tu te crois au Maroc?».
Pas de tête, donc, et pas de boulfaf. Pour faire le moins de bruit et de dégâts possible!