Le choc ressenti par des millions de Français a été aussi fort que l’estime et l’admiration qu’ils avaient pour l’Abbé Pierre, un prêtre qui, au début des années cinquante, en plein hiver, avait lancé un appel qui avait marqué les esprits, dénonçant la condition de grande pauvreté et la détresse dans laquelle vivaient des milliers de familles.
Cet appel était si émouvant, si puissant, qu’il avait ému la France entière, à commencer par les responsables politiques de l’époque.
Ce petit bonhomme, de son vrai nom Henri Grouès, respirait la bonté et la générosité. Il avait créé une association nommée Emmaüs, laquelle recevait des dons, des vêtements, des meubles, des produits alimentaires, des couvertures, toute chose pouvant aider les familles démunies.
Durant plusieurs années, l’Abbé Pierre était l’homme le plus aimé de France. Il arrivait en tête des sondages des personnalités les plus aimées et tout le monde trouvait cela normal et mérité.
Mais personne ne pouvait imaginer que ce prêtre, qui arpentait les régions pour lutter contre la pauvreté, contre tous les aspects du malheur, et qui, de ce fait, était devenu immensément médiatique, personne ne pouvait imaginer que cet homme était en fait un prédateur, un violeur de femmes en état de détresse, et même de petites filles accompagnant leur mère quand elles venaient solliciter chez lui de l’aide. Une aide, certes possible, mais jamais gratuite. Il pouvait négocier un sac de farine contre une fellation ou plus.
Tant de femmes avaient dû accepter ses attouchements, son chantage odieux, avaient dû subir sa sexualité perverse et se taire. Car personne ne pouvait les croire si elles décidaient de dire ce que ce «saint» leur faisait.
Il a fallu plus de quinze ans après sa mort pour que les langues se délient et que les victimes se mettent à parler. Il faut dire que le mouvement «MeToo» a été un accélérateur de cette prise de parole.
Ce qu’elles se sont mises à rendre public est horrible. On n’ose même pas l’imaginer, tant c’est odieux et horrible. Le petit bonhomme se transformait en démon, agent cruel du mal absolu.
Oui, cet homme de Dieu à la cape noire, aux petites lunettes et à la canne -son style avait été étudié pour arriver à ses fins-, cet homme était un monstre. Il assouvissait ses désirs dans la clandestinité et interdisait à ses victimes de parler.
Ce n’était pas un simple homme qui, de temps en temps, couchait avec une femme consentante. Non, c’était quelqu’un qui profitait de son statut de prêtre irréprochable, pour obliger des femmes dans la détresse et la misère à des pratiques sadiques.
La chute est là. Le bruit qu’elle a fait et continue de faire, secouant les mémoires, est assourdissant. Toute la presse en parle. L’Église catholique est sur la sellette. Et voilà qu’on apprend que le Vatican était au courant. Le Pape François vient de le confirmer.
Durant un voyage aux États-Unis, l’Abbé Pierre fut exfiltré par des gens de l’église afin d’éviter le scandale, car, là-bas aussi, il avait harcelé sexuellement des femmes. Il en fut de même au Canada. Cela se passait à la fin des années cinquante. Mais silence. Omerta absolue.
Des livres hagiographiques ont été écrits sur lui et son association. Deux films ont été réalisés en France sur sa vie et l’ont donné en exemple de la bonté et d’une sorte de sainteté exemplaire: «Les Chiffonniers d’Emmaüs», de Robert Darène (1954), et «Hiver 54», de Denis Amar (1989), où l’Abbé Pierre est interprété par Lambert Wilson, qui vient de déclarer que ce prêtre «luttait contre l’obligation du célibat».
Aujourd’hui, on débaptise les écoles et lycées portant son nom, on enlève les plaques des rues à son nom. On ne sait plus quoi faire pour encaisser le coup et faire oublier la grande, l’immense méprise, celle d’un salaud qui a sali à tout jamais l’église qu’il prétendait servir.
De plus en plus de témoignages sont publiés tous les jours. Les victimes racontent et leurs récits confirment que l’Abbé Pierre était un prédateur sexuel, misérable, sans dignité.
C’est dans cette même France qu’on a appris, en mai dernier, grâce au témoignage glaçant d’une victime, Inès Chatin (50 ans aujourd’hui), qu’un groupe d’hommes plus que respectables se réunissaient dans un appartement luxueux de la rue du Bac à Paris, pour assouvir leurs désirs sadiques sur des enfants, petites filles et garçons.
Le 22 juin 2024, le quotidien Libération a publié un dossier de 14 pages relatant dans les moindres détails les pratiques perverses d’hommes soi-disant «honorables».
Parmi ces illustres personnalités, il y avait Jean-François Revel, de l’Académie française, un philosophe et sociologue médiatique et très suivi, un professeur dont les livres faisaient événement. Il était systématiquement invité par Bernard Pivot à sa fameuse émission littéraire «Apostrophes». Il y avait aussi Claude Imbert, grand journaliste, homme discret et fondateur de l’hebdomadaire Le Point. Ses éditoriaux étaient attendus tous les jeudis. Un grand observateur de la vie politique et sociale de la France. Mais derrière cette respectabilité, il y avait des pervers qui s’amusaient avec la vie d’enfants qu’un des leurs amenait.
Libération donne aussi le nom d’un avocat célèbre, François Gibaut, et celui de l’écrivain Gabriel Matzneff qui a, de tout temps, avoué publiquement aimer les jeunes filles de moins de seize ans et qui a raconté dans son journal ses voyages sexuels en Thaïlande où il couchait avec des enfants.
Matzneff tenait une rubrique sur les colonnes du quotidien Le Monde, dans les années 80. Il a été dénoncé, début de 2020, dans un livre «Le Consentement», écrit par une de ses anciennes victimes, l’éditrice Vanessa Springora. Il a été entendu par la police, mais est resté en liberté.
Il y eut en 2021 le cas du professeur de Sciences politiques Olivier Duhamel, dénoncé dans un livre choc, intitulé «La Familia grande», pour inceste et violences sexuelles. Cet homme, habitué des plateaux de télévision, a disparu depuis l’annonce de ce scandale familial.
En ces jours, un procès a lieu publiquement, au centre duquel se trouve une femme que son mari droguait et «offrait» à des hommes pour la violer. Ils sont cinquante et un hommes qui doivent aujourd’hui répondre de leurs actes devant la justice. Cette histoire passionne et dégoûte la France. Tant de perversité, tant d’horreurs sont dévoilées. La femme, 71 ans, a voulu ce procès et a refusé qu’il se déroule à huis clos. Elle a voulu que les choses soient dites et que les gens entendent ce qu’elle a enduré durant plusieurs années.
Il faudrait ajouter à ce tableau le cas du journaliste vedette, présentateur du journal de 20 heures durant plus de trente ans, et écrivain Patrick Poivre-D’Arvor, accusé par une vingtaine de femmes d’agression et de harcèlement sexuel. En février 2024, huit femmes, dont sept à visage découvert, ont pris la parole dans le journal Libération pour raconter des faits de viol, d’agression sexuelle ou de harcèlement sexuel de la part de celui que les foyers français considéraient comme le gendre idéal.
Chaque semaine, voire chaque jour, des victimes dénoncent la perversité dont elles ont été victimes. Le mouvement «MeToo» a ouvert les vannes de la parole libérée. Depuis, plus personne ne se tait.
On est en droit de se demander: qu’en est-il chez nous?