Je reviens de Bamako

L'écrivain Kebir Mustapha Ammi.

TribuneDe retour d’une visite à Bamako, au Mali, l’écrivain Kebir Mustapha Ammi a écrit un texte exalté qui salue la pugnacité d’un peuple magnifique et l’énergie d’un ville qui accueille à bras ouverts les Marocains.

Le 02/03/2024 à 10h00, mis à jour le 02/03/2024 à 10h00

Je reviens de Bamako où j’ai vu, sous un ciel incandescent, plus que les blessures et l’orgueil d’un peuple. J’ai vu des pirogues remonter le fleuve, à contre-courant, sans gémir ni maudire le sort de les avoir gratifiées d’un si pauvre trésor. J’ai vu des enfants courir dans le désordre et le jour qui s’achève, et j’ai vu que, dans leurs yeux, il n’y avait nulle colère.

J’ai vu des hommes et des femmes debout quand tout, à commencer par l’injuste partage du monde, et la démesure qui en découle, les contraint à courber l’échine.

Je n’ai vu nulle part ailleurs autant de ressources et de pugnacité pour rester humble et droit. J’ai vu des hommes et des femmes accomplir des gestes simples. Et se contenter d’être ce qu’ils sont et de ce que la vie leur donne. Ils ne conspirent ni pour être meilleurs que le prochain. Ni pour lui ravir ce qu’il possède.

Je savais que le Mali ne traversait pas la meilleure période de son histoire. Et l’on peut craindre, en de telles circonstances, qu’on fasse feu de tout bois quand on est acculé au pire pour réparer les jours. Mais le Mali, rendu exsangue par mille épreuves, n’est jamais prompt à marchander la pierre nichée dans ses tréfonds qui fait le prix de son irréfragable humanité.

J’ignorais tant de choses et ne pouvais savoir que sous un ciel ardent, le long d’un fleuve tranquille, on n’œuvre que pour vous souhaiter la bienvenue lorsqu’on soupçonne, au détour d’un regard ou d’un mot, que vous êtes du Maroc.

J’ignorais qu’à cette ville impétueuse, tentaculaire et fière, nous unissaient des liens si forts aux ramifications profondes. Marchands et voyageurs se sont rendus de tout temps ici, ils n’ont pas attendu que la modernité leur offre des moyens de transport sophistiqués. Érudits, marchands et géographes se sont aventurés dans ces terres. Mardochée, un commerçant de Akka, y a fait fortune. Comme lui, d’aucuns, venus d’Ouarzazate et de Fès ainsi que de Tanger et d’Oujda ont bâti des empires florissants. Leurs héritiers poursuivent leur œuvre. Et de nouveaux venus, hommes et femmes, se sont ajoutés à eux au cours des dernières décennies. Ils sont entreprenants, dynamiques et repoussent les frontières de l’impossible. Ils ne reculent devant rien pour offrir le meilleur qu’ils possèdent. Ils sont confiants et parlent de l’avenir comme d’un allié. Attentifs et bienveillants, ils sont le visage d’un Maroc lumineux, sans arrogance, et sûr de lui. Ils ne sont pas en terre conquise, mais dans un espace de partage.

On m’avait recommandé de ne pas aller à Bamako. J’étais bien inspiré de passer outre ces recommandations. Mais il convient de rester prudent et de ne pas s’aventurer dans des chemins de traverse, loin de la grande ville, si l’on a raison de vouloir venir là. Car tout est loin d’y être aussi calme qu’on le croit à première vue. Les apparences sont trompeuses quand elles jurent que la sérénité est née ici et qu’elle est exemplaire. Je me garderais d’assombrir inutilement le tableau, mais il convient de savoir que le danger n’est jamais très loin et qu’il peut s’inviter au coin de la rue quand on ne l’attend pas. Il sait y faire pour prendre qui il veut à son piège.

Un homme averti n’a jamais empêché le danger. C’est pourquoi j’ai renoncé à mon désir de voir Mopti et Tombouctou. Ces deux sanctuaires se sont tristement distingués comme le théâtre de l’abject, celui d’une violence innommable, qui profane les sépultures et les manuscrits sacrés. Je m’y rendrai plus tard lorsque la raison retrouvera la raison.

S’il me reste à découvrir des pans entiers de ce pays, j’ai pleinement profité de Bamako. Et à toutes les heures du jour. Je ne me suis jamais restreint dans mon exploration de la ville, pour découvrir ses plus intimes secrets et ses mystères. Je crois être allé partout, fouinant et fouillant, avec délectation et respect, n’ayant pas l’âme d’un voyeur ni celle d’un visiteur qui suit un parcours hautement balisé.

J’ai pris part à des conversations qui ne font pas l’unanimité, mais ne génèrent jamais de malentendus. Il y a une liberté dont ne s’affranchissent pas les gens. Ils ont beau savoir que les édiles et ceux qui commandent le pays peuvent être susceptibles et sourcilleux, ils s’expriment librement. J’ai fait comme eux, puisque j’étais dans leurs murs, et que tout me conviait à suivre leur exemple. J’ai exercé rigoureusement le devoir d’écouter et le droit de dire, lorsque j’ai noté avec joie que le Salon du livre, qui nous avait conviés, avait tenu ses promesses.

À l’université, comme dans les lycées, les débats se sont enflammés quelquefois. Il y avait une soif de découvertes et de lectures.

La littérature est une chance, ai-je dit. C’est une bénédiction et notre plus grande liberté. C’est une escale entre ciel et terre. C’est elle qui nous unit et dessine notre plus beau visage. Hommes et femmes de toutes obédiences visent le même horizon. Ils sont de la même couleur et ils portent le même ciel sur leurs épaules.

Regardez-moi bien, ai-je dit aussi, en de nombreux lieux où j’étais invité à prendre la parole, je suis blanc, noir, jaune et de toutes les couleurs du jour et de la nuit, je suis un fils de l’orage et de la plaine, d’une Afrique plurielle et blessée qui ressemble au monde. Cette terre ancienne est un continent de blessures et les siens la portent tous d’égale façon dans leur âme. Les seules différences qui nous départagent sont celles que notre regard porte sur le monde et celles-là sont l’intrinsèque richesse de notre humanité.

Bamako nous a unis avec des symboles et des signes puisque le livre n’est que cela en définitive, un ensemble de symboles et de signes rétifs à la violence du monde. Nul n’était plus d’un horizon solitaire et lointain, mais d’une terre commune, cette terre du livre, terre de symboles et de signes, qui unit et réunit, et fait de nous les membres d’une seule et même famille.

Savez-vous, ai-je demandé, quel est le nom de la ville qui sait dire, au cœur de ses orages, avec l’éloquence des humbles, que la littérature est une terre de fraternité?

Je suis reparti de Bamako, le cœur plein d’horizons et de rives ouverts, tandis que des clameurs obstinées, dans le soir indécis, venues du plus profond de moi, traçaient déjà les routes à venir que j’emprunterai, dans les murs de cette cité, dans un proche avenir.

Par Kebir Mustapha Ammi
Le 02/03/2024 à 10h00, mis à jour le 02/03/2024 à 10h00