Le pays est en effervescence. Son petit peuple et ses sommités politiques. Ceux qui proclament fidèlement leurs croyances et ceux qui en cachent les signes pour échapper aux foudres des tribunaux d’Inquisition.
Chaque jour qui passe, les esprits sont persuadés que l’unification politique ne peut se concevoir sans unification idéologique et que la victoire sur les âmes se doit de couronner toute victoire.
Quel poids peut bien peser sur la balance, la voix de quelques sages téméraires quand un vent de fanatisme circule du bas de l’échelle sociale vers le sommet? Et vice versa!
La répression peut s’acharner en toute légalité sur les populations les plus vulnérables, exposées au feu croisé des institutions…
Dans la péninsule ibérique, bien avant la chute de Grenade, et partout où progressait la Reconquista en Castille, Aragon, Catalogne…, les juifs étaient les premières victimes, en proie à toutes sortes de brimades et à la plus démente des violences.
N’étaient épargnés que ceux qui, persécutés et dédaignés, avaient choisi, pour sauver leur vie, le chemin de la conversion, affublés désormais du qualificatif injurieux de «Marrano».
Avec la chute définitive d’Al-Andalus un siècle plus tard, et avant même que n’ait séché l’encre de l’acte de capitulation de Santa Fe, promettant, entre autres clauses, le libre exercice de culte, c’est encore un nouveau stade qui est franchi, allant du bannissement, en passant par l’expropriation et les supplices infamants, jusqu’à la peine du feu.
Dans cette obsession de la pureté de la foi et de la pureté de sang, les musulmans ne tardent pas à être rattrapés par les mesures.
À Grenade, au pacifisme évangélique du premier archevêque de la ville et conseiller royal, Frère Hernando de Talavera, surnommé «El Santo alfaqui» (le Saint théologien) pour sa prédication en finesse, faite aux musulmans dans leur propre langue, succède la politique de conversion forcée de l’archevêque de Tolède et futur Inquisiteur général, Francisco Jimenez Cisneros.
- Si on ne peut conduire doucement les Maures dans le chemin du salut, il ne faut pas craindre de les y pousser, disait-il à sa royale pénitente, Isabelle de Castille.
C’était bien lui l’artisan de ce gigantesque autodafé qui avait vu brûler, en cette année 1500, huit mille manuscrits islamiques et des exemplaires du Coran, dans la porte Bib Rambla, mettant le feu aux poudres, provoquant le siège de sa maison à l’Alcazaba, poussant les Maures à fuir dans les montagnes de l’Alpujarras où ils se livrèrent à la révolte....
Moins d’une année après ces événements, les Mudejars de Grenade sont confrontés au dilemme du baptême ou de l’exil sans leur fortune et, surtout, sans leurs enfants, jugés plus facilement assimilables. Un décret imposé ensuite dans toute l’étendue de la Couronne de Castille.
Vingt-trois ans plus tard, une Pragmatique de l’empereur du Saint-Empire, Charles-Quint, est étendue aux populations musulmanes de la Couronne d’Aragon.
Comment marquer autrement les esprits en tant que puissant roi et grand-croisé, défenseur de la chrétienté, pourfendeur du Grand Turc et de ses alliés, les pirates barbaresques, tout en continuant à tolérer dans son royaume, cette engeance maudite d’infidèles et avant-garde ennemie?
Dans un ouvrage de E. La Rigaudière, consacré à l’«Histoire des persécutions religieuses en Espagne», on apprend que Charles Quint avait tenté, à la demande du clergé, d’empêcher les Maures de parler leur langue et de porter leurs vêtements, mais qu’il céda à leurs «pressantes sollicitations».
Puis, durant son absence de l’Espagne «dans les années 1550, la régente a envoyé des cédules à l’archevêque de Grenade pour défendre aux Maures de porter leur vêtement “déshonnête et de mauvais exemple”».
La politique de déculturation et d’insertion forcée s’intensifie sous le règne de l’héritier et ardent défenseur de la foi, Philippe II.
Le grand travail de l’assimilation est allé jusqu’à interdire à ces nouveaux-chrétiens, vus comme un corps étranger, non seulement leurs cultes et pratiques religieuses (abattage rituel, circoncision…) mais toutes leurs coutumes et traditions, toute pratique orale ou écrite de leur langue d’origine dans une tentative avouée d’éradiquer les particularismes de leur culture et de désintégrer la moindre marque de leur identité.
Les récits abondent de cas de dénonciations qui seraient risibles s’ils n’étaient funestes: untel s’est accroupi par terre, unetelle use de henné, telle autre a porté une cruche d’eau destinée au hammam…
Les bains, associés aux musulmans, sont en effet rasés, étant qualifiés d’«officines du diable» et accusés d’affaiblir les forces et les esprits des hommes voués à la guerre.
Les chants et les danses, leilas autant que zambras, sont rangés dans la liste des actes suspects.
A cette liste d’interdictions détaillées, notamment dans la Pragmatique du 1er décembre 1567 complétant celle de 1526, s’ajoutent évidemment les noms musulmans.
La langue arabe n’est pas en reste, à l’oral ou à l’écrit, partant du principe érigé en dicton: «Qui perd sa langue, perd sa foi».
Les perquisitions guettaient par la même occasion les livres en arabe comme s’il s’agissait d’armes de guerre.
Et bien sûr, les vêtements traditionnels restaient les premiers signes visibles combattus avec fureur.
Pour contourner les contournements, dans un acharnement qui frise le grotesque, même les vêtements amples se trouvaient visés par les mesures dont les interprétations étaient laissées à la bonne subjectivité des inquisiteurs.
Ces faits traumatiques, auxquels s’ajoutaient d’autres horreurs, sont demeurés vivaces dans la mémoire collective de toute une société contrainte de sacrifier, dans la cruauté, sa richesse culturelle et religieuse, signant par-là même le déclin de l’empire.
Ils sont vivaces aussi, évidemment, dans la mémoire de la communauté visée, sans que celle-ci ne renonce, pour des siècles encore, à sa culture et à sa foi.
«Croit-on sérieusement qu’il suffit d’interdire le signe pour faire disparaître les convictions qui l’inspirent?, écrit sur un autre thème, sous le titre «La Laïcité dévoyée», le philosophe français Jean-Fabien Spitz. Comme toute l’histoire de l’intolérance nous l’enseigne, c’est le contraire qui est vrai. Plus l’Inquisition s’est employée à faire disparaître la manifestation des croyances qu’elle jugeait hérétiques, plus elle en a renforcé le prestige et la volonté de leurs adeptes de les maintenir en vie. L’intolérance attise le conflit religieux, elle ne l’apaise pas».
En matière de voix de raison, Francisco Núñez Muley, grande autorité morale de la communauté morisque, et non moins courtisan et agent royal, issu d’une famille de riches marchands de soieries rattachée à une origine princière mérinide, convertie au catholicisme depuis la reconquête de Grenade, avait bien tenté un Mémorial.
Il y défendait les signes de l’identité morisque et les pratiques ancestrales spécifiques à cette terre, leur compatibilité avec la doctrine chrétienne, les risques de telles mesures sur le commerce et sur les recettes fiscales…
Dans un ultime effort, il rappelait les Commandements de la Loi:
-Tu aimeras le Seigneur ton Dieu de toutes tes forces et Tu aimeras ton prochain comme toi-même.
Mais les temps n’étaient pas vraiment à l’amour…