De l’influence

Tahar Ben Jelloun.

Tahar Ben Jelloun.

ChroniqueLà, nous sommes loin, très loin, de cette bande de trafiquants se disant «influenceurs», qui se font de l’argent en vendant du vent et se prenant pour des stars à travers les réseaux sociaux. Alors qu’au fond, leur activité est une sorte à peine déguisée de prostitution.

Le 23/12/2024 à 11h00

Paul Valéry écrit dans ses «Cahiers»: «L’homme de génie est celui qui m’en donne». Un génie solitaire et content de lui perd un peu de sa qualité. Il n’y a de génie que dans le rapport aux autres, le partage, l’échange, la possible influence.

Depuis quelque temps on nous rebat les oreilles avec des «influenceurs» ou plus généralement des «influenceuses», des personnes souvent installées dans un pays où le fric et l’apparence font la loi, et qui postent sur leurs téléphones des images pour faire vendre un produit, une destination touristique ou simplement une façon d’être, insouciante et même se voulant attrayante.

Quand on me pose la question de savoir quelles sont mes «influences» (je hais le mot «influenceurs»), je cite en vrac Platon, Spinoza, Nietzsche, Borgès, Mahmoud Darwich, Taha Hussein, Fritz lang, Orson Welles, Federico Fellini, Vittorio De Sica, Marcel Carné ainsi que Matisse, Giacometti, Manet et le Caravage, entre autres…

Ceux-là ont du génie. Et ils m’en ont donné. Je ne crois pas exister sans l’apport direct ou inconscient de mes lectures ou de mes visions de films.

Il y a aussi des gens anonymes, des gens simples que j’ai rencontrés et dont le métier est extraordinairement modeste. Le boulanger de mon enfance, ma prof de philo, mon prof de littérature, le relieur de mes ouvrages et aussi le public qui me fait l’honneur de me faire confiance et qui me suit sur trois générations.

Il y a évidemment des poètes, des musiciens, des chanteurs. Qu’aurais-je été sans Louis Aragon, dont des poèmes ont été mis en musique et chantés par Léo Ferré et Jean Ferrat? Qu’aurais-je été sans les poèmes à l’accent populaire de Georges Brassens? Qu’aurais-je été sans la voix sublime d’Oum Kalthoum ou de Fayrouz, de Billie Holiday ou de Nina Simone?

Tous ces artistes ont œuvré pour que le monde soit moins laid, que la vie soit plus supportable quand la guerre tonne au loin ou quand le malheur frappe à votre porte.

L’influence est un don. Le don est par essence gratuit, sinon, il devient une marchandise, une valeur marchande sur le marché des intérêts. Comme dit une chanson espagnole de Manolo Escobar, que j’écoutais quand j’étais enfant, à peine arrivé à Tanger, «El carinio verdadero no se compra ni se vende» ( «La tendresse véritable ni ne se vend ni s’achète»).

«Le meilleur moyen de réduire l’impact des “influenceurs” est de ne pas les consulter, ne pas les écouter, ne pas se laisser “influencer” par eux.»

Nous en sommes là, dans la beauté de la gratuité, dans la nécessité de la gratuité, valeur exceptionnelle qui donne à l’âme consistance et force. Comme le dit un proverbe, «Donner, c’est recevoir».

Et nous sommes loin, très loin, de cette bande de trafiquants se disant «influenceurs», se faisant de l’argent en vendant du vent et se prenant pour des stars à travers les réseaux sociaux, alors qu’au fond, leur activité est une sorte à peine déguisée de prostitution.

Ces réseaux sont considérés par certains comme des canaux où déverser de la haine, de la médisance, de la cruauté et du mal, emballés dans une splendeur qui brille par le rien, par le vide, par la jalousie et la volonté de créer des problèmes à des personnes qu’ils n’aiment pas.

Les réseaux sociaux peuvent être un moyen de communication formidable, mais tout dépend des mains entre lesquelles ils tombent.

Aujourd’hui, la presse papier est en train de mourir. La publicité ne s’y intéresse plus. Les réseaux sociaux dominent le champ de la communication pour le meilleur et pour le pire. Les hommes politiques les utilisent parfois de manière grossière, parfois de façon subliminale.

Avec l’arrivée de l’Intelligence artificielle, le bouleversement du monde est une révolution très dangereuse. Employée sans éthique, l’IA peut causer des tragédies. C’est un risque dont on ne parle pas assez. Il suffit d’un grain de sable, un minuscule grain, pour que la machine hyper intelligente devienne folle et entraîne le monde entier dans sa démence. Un train sans conducteur, une voiture sans pilote, un avion dirigé uniquement par des machines hyper intelligentes… L’homme est là pour intervenir en cas de crise de folie due à l’IA.

Des livres et des films ont imaginé ce scénario. C’est simplement horrible. On imagine dans notre naïveté que la fin du monde arriverait avec calme et sérénité. Non, elle sera violente, injuste et terrible comme nous le prouve tous les jours le climat qui se met en colère et balaie tout en quelques minutes. Les colères de la planète se manifestent un peu partout. La tragédie de l’île de Mayotte en est le dernier exemple. Attention, il faut savoir que cela n’arrive pas «qu’aux autres».

Enfin, le meilleur moyen de réduire l’impact des «influenceurs» est de ne pas les consulter, ne pas les écouter, ne pas se laisser «influencer» par eux. Ils disparaîtront comme ils sont nés. Vite et sans bruit.

Par Tahar Ben Jelloun
Le 23/12/2024 à 11h00