Du temps que j’étais un adolescent maigrelet qui arpentait, rêveur, les rues d’El Jadida, il y avait dans cette ville un marchand de pépites ou un mécanicien, je ne sais plus, qui clamait à tous vents que le meilleur footballeur du monde était Garrincha. Dès qu’on parlait de ballon rond, il jetait sur le terrain son Brésilien, un ailier droit au dribble redoutable, et il en chantait les louanges comme s’il se fût agi de la huitième merveille du monde. Si on le contredisait, il haussait le ton, prêt à se battre, s’il le fallait.
Il m’irritait profondément, le mécano vendeur de pépites (je crois qu’il était les deux). Bien sûr, je ne me mêlais jamais de sa querelle, mais je ne manquais pas de lui décocher un regard noir quand je passais devant son échoppe.
Vous me dites: «Pourquoi? Qu’est-ce que ça pouvait te faire, son parti-pris garrinchesque?»
Voici: j’aimais beaucoup l’ordre et les mathématiques. Chaque chose à sa place; on n’admet que l’évidence; on n’avance que ce qu’on peut démontrer. Le consensus, à l’époque, s’était fait autour du roi Pelé. C’était le meilleur footballeur du monde, point. Et c’est pourquoi il dérangeait mes cercles, l’homme aux mains noires de cambouis, qui nous parlait d’un autre footeux.
Et puis, récemment, alors que je discutais avec un collègue de l’apparition de ChatGPT et de la montée en puissance de l’intelligence artificielle (IA), je me suis souvenu du mécanicien d’El Jadida.
Si l’IA avait existé à l’époque, elle aurait naturellement sacré le roi Pelé. Elle aurait eu raison. Mais je me suis rendu compte que c’est parce qu’il y a des excentriques, des fadas qui vont à contre-courant, qui vous parlent de Garrincha en remplissant de pépites un cornet, que la vie est agréable. Si ce monde a un goût, celui de la surprise amusée, de l’étonnement, de l’éclat de rire, c’est à cause de Tibari, qui réparait des Solex et dépiautait des feuilles de tournesol…
Faisons un peu de théorie. Un des problèmes que pose l’IA, c’est le biais de confirmation qui est à la base des algorithmes de l’IA. Puisqu’il s’agit de compiler des millions de textes déjà existants pour en faire la synthèse, le résultat sera nécessairement de confirmer le point de vue de la majorité.
Et tant pis pour l’originalité, l’extravagance, le loup blanc, l’oiseau rare -«Garrincha» signifie d’ailleurs «petit oiseau» en portugais du Brésil.
La phrase la plus célèbre de la littérature d’expression néerlandaise fait allusion à un inconnu qui était d’avis que la plus belle rue du monde était Sarphatistraat, à Amsterdam. Rien que pour cette opinion insolite -Sarphatistraat n’a rien d’exceptionnel, je le sais pour y avoir vécu-, l’anonyme est devenu célèbre, si l’on peut dire. Or, jamais l’IA ne distinguera Sarphatistraat des mille autres rues d’Amsterdam. Et ce serait dommage: l’humain, dans son irréductible unicité, aura disparu, noyé sous le nombre, la statistique, la moyenne.
Alors, que faut-il faire?
Une solution serait de mettre à l’honneur le grain de folie, l’excentricité, l’art et le caprice dans nos échanges épistolaires, dans tous les textes que nous publions. Écrivons des billevesées, manions le paradoxe, prenons nos désirs pour des réalités, divaguons… Contre le rouleau compresseur, égalisateur, uniformisant de l’IA, la fantaisie sauvera le monde.
Jamais nous n’avons eu autant besoin d’art et de poésie.