Ces généraux qui n’aiment pas les écrivains

Tahar Ben Jelloun.

ChroniqueVers la mi-août paraîtra chez Gallimard «Houris», un roman terrible, effrayant, puissant et cruel de vérité sur la guerre civile algérienne entre 1990 et 1999. Son auteur, Kamel Daoud, l’a composé sur un réel faisant partie de l’histoire du pays. Et à travers le personnage principal, s’égrène le récit des carnages, des victimes mortes pour rien, oubliées… que le régime cherche à tuer une seconde fois.

Le 22/07/2024 à 11h01

Les dictatures ont peur de la littérature. Un roman, une fiction, une œuvre d’imagination basée sur le réel leur fait encore plus peur. Peur de quoi? De la liberté de création. L’imaginaire qui s’exprime, des personnages qui évoluent dans une trame inventée par l’auteur. Tout cela leur est insupportable, car il met en danger leurs certitudes, leur pouvoir sec et leur haine du peuple.

Vers la mi-août paraîtra chez Gallimard un roman terrible, effrayant, puissant et cruel de vérité sur la guerre civile algérienne entre 1990 et 1999. L’auteur, le journaliste Kamel Daoud, vient de quitter son pays et d’acquérir la nationalité française, ce qui le protégera en principe au cas où les généraux d’Alger décident d’appliquer la loi qui punit quiconque ose parler de cette guerre de 3 à 5 ans de prison et de 150.000 dinars d’amende. Kamel Daoud a réussi «Houris», son troisième roman.

L’histoire est racontée par une survivante. Égorgée, elle n’a plus de voix, mais utilise sa voix intérieure et relate dans le détail les massacres commis par les islamistes et par les militaires. C’est terrible et nauséabond.

Elle dit: «Je suis un livre»; puis: «Ils sont peu nombreux à se souvenir de la guerre civile des années 1990, et je suis la preuve vivante que cette guerre de dix ans a été réelle, qu’elle a été sanglante».

Normal que le pouvoir des militaires cherche à effacer de toutes les mémoires ces dix ans d’horreur absolue. Les criminels avaient des techniques pour faire le plus de victimes possible.

Elle raconte aussi les femmes violées qui cherchent à se faire avorter. Chose que l’Islam interdit et que des médecins refusent de pratiquer. Il y a notamment une exception, un gynécologue islamiste qui reçoit les femmes derrière un rideau noir. Sa femme, chargée des palpations, des examens invasifs, des vérifications entre les jambes écartées. Elle décrivait à son mari ce que ses doigts palpaient. De l’autre côté du rideau, l’homme lançait ses diagnostics.

«Dans ce pays, dit la survivante, on nous aime muettes et nues pour le plaisir des hommes en rut». Une femme veuve, une femme divorcée, c’est une bombe dans la maison. Aucune chance d’être libre. Les hommes veillent et sont prêts à sortir le couteau. C’est un enfer promis à toute femme dans ce pays. La narratrice possède un salon de coiffure. Mais c’est un lieu considéré par les islamistes comme celui du vice et de l’incitation à la rébellion. Dans ce salon, les femmes mènent «une guerre sainte des sens». Elles résistent.

De nombreuses histoires sont racontées dans ce roman, un peu à la manière des «Mille et une nuits». Les femmes parlent. Les femmes agissent. Il existe des hommes comme Mimoun, dont le père a été assassiné en 1999 et qui rejette cette barbarie, se montre élégant et sensible à côté de celle qu’il appelle sa «muette», mais il rêve de partir en Espagne. Il est pêcheur et fait des économies pour payer le passeur.

La «muette» donne des chiffres de massacres: le 6 janvier 1997, 23 morts dont 3 enfants et 6 femmes. Elle égrène les chiffres avec précision.

Le roman est construit sur un réel faisant partie de l’histoire du pays, et à travers le personnage de la muette, c’est le récit des carnages, des victimes mortes pour rien, oubliées… que le régime cherche à tuer une seconde fois.

Enfin un dernier passage: «Le couteau approchait de ma gorge et je nageais dans son éclat ciselé comme un verset». Le couteau est entre les mains d’un imam!

La publication de ce roman fera du bruit. Déjà, Kamed Daoud sera l’invité de la Matinale de France Inter, la radio la plus écoutée en France.

Il est vrai que le roman est un peu long, que parfois on en a assez des scènes d’horreur, mais on se dit que c’est la vérité et que tout le monde est en droit de la connaître. Un jour, peut-être, et grâce à la littérature, un procès pour «crimes contre l’humanité» sera intenté à une armée et à des militants fanatiques.

Le Monde du 18 juillet nous apprend qu’une maison d’édition, MIM, s’est sabordée après une polémique visant l’un des romans qu’elle a publiés, jugé immoral. «Houaria» est ce roman; son auteur, une femme, Inaam Bayoud. Voici le communiqué de la maison d’édition: «Mim a désormais fermé ses portes, contre le vent et contre le feu. Nous n’étions que des défenseurs de la paix et de l’amour et nous ne cherchions qu’à diffuser cela. Préservez le pays de la dispersion et préservez le livre, car un peuple qui lit est un peuple qui ne peut être ni asservi ni affamé.»

La romancière a été attaquée par les milieux intégristes et même si les autorités ne sont pas impliquées directement, elles auraient encouragé les réactions négatives à travers les réseaux sociaux.

Par ailleurs, l’article du Monde rappelle que la police a interrompu la présentation à Bejaïa d’un livre de la Française Dominique Martre et l’a arrêtée ainsi que son éditeur durant quelques heures. Le livre raconte ses souvenirs d’enseignante dans un village de Kabylie dans les années 1970.

Partout en Algérie, la police veille sur l’imaginaire qui s’exprime. Étouffer les voix avant qu’elles ne s’élèvent et fassent le bruit qui déplaît énormément aux généraux.

Par Tahar Ben Jelloun
Le 22/07/2024 à 11h01