La gérontocratie militaire et sa devanture civile naviguent sans projection vers l’avenir. Tout ce qu’ils font ou pensent faire ne dépasse pas deux ou trois mois de visibilité. C’est une fatalité biologique vu leur âge! Déconnectée du peuple, des évolutions du monde et accrochée aux schémas du passé, cette gérontocratie est incapable de réformer quoi que ce soit.
Dans le cadre de ce «passéisme», promu en politique d’Etat, le duo Chengriha-Tebboune a convoqué de manière inattendue, dans l’actualité du 4 août 2022, le souvenir d’évènements terribles et douloureux pour l’âme algérienne.
Ils ont rendu un hommage inconvenant, qualifié par certains d’indécent, aux généraux Nezzar et Toufik, honnis par le peuple algérien (Hirak dixit!). Sur ces deux individus pèsent de graves accusations de violations massives des droits humains. Ils sont considérés comme les «cerveaux» de la décennie noire entre 1991 et 2002 et la justice internationale aussi s’intéresse à leurs dossiers.
Nezzar était ministre de la Défense de 1990 à 1993 et Toufik patron du Département du renseignement et de la sécurité (DRS) de 1990 à 2011. La décennie noire est un triste marqueur de l’histoire contemporaine de l'Algérie. Les opinions publiques algérienne et internationale ont été révulsées par cet hommage!
Au lieu de relire le passé dans un but d’apaisement, de réconciliation, de réparation, de compassion et d’empathie, le commandement militaire au pouvoir est obsédé par le «blanchiment» des généraux Nezzar et Toufik. Ils sont présentés comme de supposés «sauveurs de l’Etat algérien contre le péril vert». Cette fixation de l’appareil militaire sur leur sort en dit long sur leur culpabilité.
Le pouvoir algérien veut à tout prix une «disculpation», y compris par l’hommage incongru! Impossible! On ne revisite pas l’histoire, avec ses faits imprescriptibles, de cette manière! L’apaisement et la réconciliation s’éloignent encore plus! Après Boumediene, le fossoyeur historique de l’Algérie, Nezzar et Toufik sont au cœur de l’équation et des graves dérives de l’histoire contemporaine de l’Algérie. Le Hirak les a bien identifiés. Il y a aussi lieu de rappeler qu’ils sont aussi les suppôts de la haine contre le Maroc!
Rappelons brièvement les «performances» de ces généraux qui leur ont valu d’être honorés pour service rendu à l’Algérie»!
Les élections législatives algériennes du 26 décembre 1991 ont accordé un score favorable, au premier tour, au Front islamique du salut (FIS). Nezzar et Toufik, tête de gondole d’une nébuleuse galonnée, l’ont très mal pris. Ils ont fomenté un putsch le 11 janvier 1992.
Il s’agissait pour eux d’interrompre d’urgence le processus électoral et d’annuler les élections. Rien que ça! Aucune analyse préalable de leurs décisions, aucune évaluation des conséquences. Aucune mise en perspective. Que de l’impulsivité, l’emballement et la véhémence qui sont le label de la junte algérienne! L’Algérie allait le payer très très cher!
Les dirigeants islamistes furent arrêtés. Des dizaines de milliers de civils soupçonnés de sympathies pour le FIS ont été raflés. Des milliers sont toujours portés disparus. Un très grand nombre a été déporté pour être parqué dans des conditions atroces dans des camps dans le Sud en plein désert. Certains qui n’avaient rien à voir avec le FIS, mais qui avaient le «malheur» de porter une «barbe» furent raflés, eux aussi. Plusieurs sombrèrent dans la folie, dans la fournaise du désert.
Tout a été déclenché par ce putsch. Tout ne fut que la conséquence des décisions intempestives et insensées de l’appareil militaire! Le président Chadli Benjedid qui voulait gérer dans la légalité et par la régulation la victoire électorale du FIS a été poussé à la démission. Il voulait une régulation où la violence, la mort et le sang ne seraient pas convoqués! Mais Nezzar et Toufik ont dit niet! Seul leur point de vue primait!
Certes les islamistes ont porté des armes, mais les généraux éradicateurs ont fait pire. Tout a été mélangé et embrouillé d’une manière calculée, conformément au modus operandi habituel du DRS. Y compris de fausses déclarations fabriquées et attribuées indûment à des dirigeants islamistes. De faux groupes militaires et de milices islamistes -simulacres du GIA (Groupe islamique armé), de l’AIS (Armée islamique du salut)- et de faux barrages furent créés pour terroriser les populations et les éloigner à jamais du «péril vert». Des massacres attribués au «GIA» feront déplacer des centaines de milliers de personnes. Un total mépris non seulement des droits humains, mais aussi de l’âme humaine. Cela a duré de 1999 à 2002.
On arrête là l’horreur! Mais cela est suffisant pour trouver ahurissant cet hommage «simpliste» qui a nié la complexité dramatique de la situation et ses séquelles toujours vivaces. Le peuple n’a pas encore fait le deuil de ce malheur et les cicatrices sont toujours béantes.
L’hommage de Chengriha et Tebboune entre dans le cadre d’une stratégie menée depuis les années 90 pour imposer comme un oukase une «amnistie/amnésie» et faire oublier au peuple algérien le rôle du commandement militaire.
Le pouvoir algérien a déployé des simulacres de «justice transitionnelle» à plusieurs reprises. Il n’a pas compris que tout dépassement d’une crise socio-politique (répression ou guerre civile) exige une refondation de la société pour installer la paix. Et qu’il y a toujours une période de «transition» entre l’autoritarisme et un processus démocratique.
La «justice transitionnelle» (différente de la justice ordinaire) cherche la consolidation de l’Etat de droit et la confiance des populations envers l’Etat. Cela passe par la reconnaissance des violations et des errements commis, la réconciliation, l’apaisement des blessures, la réparation des victimes pour le préjudice subi, la préservation de la paix, l’encouragement du débat public, la réforme des institutions et surtout, la garantie que les violations ne se répéteront plus.
Des expériences de justice transitionnelle ont été mises en œuvre dans des pays comme le Chili, le Pérou, l’Argentine, l’Afrique du Sud, la Tunisie, le Maroc… A ce titre, l’expérience marocaine de Justice transitionnelle avec l’Instance équité et réconciliation (IER), installée par le Souverain en 2004, est considérée comme une référence modèle.
Elle a permis non seulement «la réconciliation des Marocains avec eux-mêmes et avec leur histoire», mais également une projection vers l’avenir en participant à construire les fondations de la transition démocratique dans notre pays.
L’IER a écouté et recueilli des témoignages. Des auditions publiques et télévisées ont donné lieu à des moments chargés d’intense émotion par lesquels sont passées toutes les expériences de justice transitionnelle dans le monde. L’IER a déployé des dispositifs et procédures pour la réparation pas seulement financière, mais aussi, la réadaptation psychologique et médicale, la réintégration sociale, le règlement des problèmes juridiques, administratifs, patrimoniaux, etc.
Toutes les expériences de justice transitionnelle dans le monde, y compris celle de l’IER, ont permis le dépassement, sincère et authentique, d’un passé douloureux, dans un cadre apaisé de vérité, d'équité, de réconciliation et de réparation individuelle et collective. Accompagné de mesures symboliques très fortes. Or, rien de ce genre n’a été entrepris en Algérie.
Pour «prescrire» l’oubli, la dictature militaire a cherché à imposer «verticalement» des «lois» qui ont été jugées comme du «rafistolage» par la société algérienne et l’opinion publique internationale.
En février 1995, le président Liamine Zeroual a promulgué l’ordonnance sur la rahma (clémence) qui a bénéficié «aux personnes poursuivies pour crimes de terrorisme ou de subversion qui se sont rendues spontanément aux autorités habilitées et les ayant avisées qu’elles cessent toute activités terroristes ou de subversions». Cinq mille «islamistes» de l’AIS (Armée islamique du salut) en auraient bénéficié.
Par la «rahma», à connotation religieuse, le régime a voulu absoudre les «auteurs» des violences. Cette ordonnance n’a, en aucun cas, fait référence aux origines socio-politiques de la «décennie noire», notamment l’annulation brutale d’un processus électoral. L’initiative du président Zeroual n’a pas eu l’effet escompté, car non inscrite dans les principes reconnus de la justice transitionnelle.
Quatre ans après, une autre initiative. Le président Bouteflika, avec l’accord de l’armée, soumet une loi de «grâce amnistiante» appelée loi de la «concorde civile» adoptée par le Parlement en juillet 1999 et validée par «référendum». Le but étant d’abandonner les poursuites judiciaires contre certaines catégories d’islamistes et d’intégrer dans la vie civile ceux qui renoncent à la violence armée.
A la différence de la politique de la «rahma», la «concorde civile» va au-delà de la notion de magnanimité et reconnaît que l’«adversaire» n’est pas un «égaré». Mais la «concorde civile» de Bouteflika avait un objectif politique immédiat. Elle visait surtout le «rétablissement de l’ordre». Elle était éloignée du principe de réconciliation (avec sa dimension de thérapie sociale à long terme) qui fonde la justice transitionnelle. La notion de «tragédie nationale» a été aussi, abusivement, employée dans le cadre de cette «concorde civile» afin de diluer les responsabilités et dédouaner notamment les responsables militaires.
Six ans après la «concorde civile», le président Bouteflika propose... la «Charte pour la paix et la réconciliation nationale», validée par référendum le 29 septembre 2005. Elle reconnaît le droit à des «réparations» aux familles de disparus (sans pour autant connaître leur sort!) et prévoyait en même temps une amnistie pour les membres des forces de sécurité. Plus de 6.000 islamistes ont alors quitté le maquis. La charte a aussi prévu des aides pour les veuves et les orphelins des membres des groupes armés tués.
Les deux lois initiées par Bouteflika ont été marquées par des dispositions imprécises.
Certains ont jugé que la «concorde civile» cherchait aussi à «exfiltrer les faux islamistes infiltrés des maquis» et que la «Charte» n’était qu’une réconciliation en trompe l’œil. Elle visait l’amnistie générale pour les forces de sécurité «toutes composantes confondues».
De plus, après l’approbation de la «Charte», il a été décidé que toute déclaration contraire à la version officielle de la «tragédie nationale» exposerait ses auteurs à la prison.
Même si elles ont permis la cessation des violences, les lois de Bouteflika sont restées «superficielles». Elles n’ont pas, à ce jour, permis de panser les blessures ni apaiser les victimes ou leurs familles. Elles ne peuvent être considérées comme des outils de «justice transitionnelle». L’impasse est toujours faite sur le sort des disparus et les assassinats suspects de grandes figures intellectuelles, lors de la décennie noire.
Comment croire en une démarche socio-politique sincère et authentique lorsqu’on se rappelle que Bouteflika, lors d’un meeting en 1999, avait déclaré: «Les disparus ne sont pas dans mes poches, [...] vous me faites honte dans le monde, comme des pleureuses, avec vos photos».
Ces propos sont rapportés par Nassera Dutour (2008), présidente du Collectif des familles de victimes en Algérie (CFDA) et de la Fédération euro-méditerranéenne contre les disparitions forcées. Nassera Dutour a constitué pour le moment 5.400 dossiers individuels de cas de disparitions forcées transmis au groupe de travail sur les disparitions forcées ou involontaires des Nations unies!
Bouteflika a remis une deuxième couche en 2004, là aussi lors d’un meeting, quand il a déclaré, suite à une question sur les disparus: «ce qui est passé est mort. On ne revient pas dessus».
Donc, à la lumière de toute cette complexité et de ce lourd passif, Chengriha et Tebboune débarquent le 4 août 2022 avec leur «hommage» provocateur à Nezzar et Toufik sans aucun souci de compassion ou d’empathie pour les victimes et en opposition frontale avec tout ce qui a été entrepris, même insuffisamment, pour l’apaisement. Ils ont ravivé les blessures, réveillé le sentiment d’injustice et abîmé les petits acquis engrangés par les initiatives de Zeroual et Bouteflika.
Tôt ou tard, l’Algérie sera obligée de passer par la justice transitionnelle qui doit être mise en œuvre dans le cadre d'une véritable transition vers la démocratie. Mais certainement pas sous le commandement militaire du régime actuel.