«C’est quelqu’un de très pressé qui veut tout faire à la fois et qui finit par commettre des énormités». Ce témoignage est celui d’un ancien collaborateur de Abdellatif Ouahbi, ministre de la Justice et secrétaire général du Parti authenticité et modernité (PAM). Notre interlocuteur fait allusion à cette volonté du ministre de la Justice de boucler mille et un chantiers en mettant beaucoup d’énergie, mais aussi une énorme pression sur ses équipes, et en se mettant à dos plusieurs corps de métiers: adouls, avocats, notaires…
Tous lui reprochent le manque de concertation, comme lors de la préparation des projets de loi qui encadrent leurs professions respectives. «Il est arrogant et il lui arrive souvent d’être cassant», affirme une source au ministère. Et la pilule passe très mal pour une petite armée de cadres qui regrettent le tact de feu Taïeb Naciri ou encore le sens de la mesure d’un Mustapha Ramid, tous les deux anciens titulaires du département de la Justice.
De Taroudant aux OrangersAbdellatif Ouahbi a vu le jour en 1961 à Taroudant au sein d’une famille nombreuse: il est issu d’une fratrie de 11 enfants de deux mères différentes. Comme tous les gamins du Souss à l’époque, il est envoyé au M’sid (école coranique) avant d’intégrer un système de scolarité classique. Son baccalauréat en poche, il opte pour des études de droit à Rabat, alors qu'il est déjà engagé au sein de la Chabiba de l’Union socialiste des forces populaires (USFP).
Lire aussi : Exclusif. «Ma petite famille est constamment attaquée»: après le bad buzz, Ouahbi livre ses raisons
Robe noire à l’âge de 28 ans et sans avoir eu besoin de plusieurs diplômes ou de réussir un concours, c’est feu Ahmed Benjelloun qui le prend sous son aile et le recrute dans son cabinet. À l’époque, Ahmed Benjelloun vient de rompre avec l’USFP pour créer le Parti de l’avant-garde démocratique et socialiste (PADS), et, par fidélité à son mentor, Abdellatif Ouahbi y adhère.
Les affaires tournent à plein régime. Les procès liés à la campagne d’assainissement, au milieu des années 1990, sont une manne inespérée, et Abdellatif Ouahbi passe son temps à courir entre la Cour d’appel (près de la mosquée Assouna à Rabat) et la Cour spéciale de justice (CSJ, dissoute depuis plusieurs années comme étant une juridiction d’exception). C’est aussi devant cette cour que se tenaient d’autres célèbres procès comme ceux impliquant de grands trafiquants de drogue ou encore les affaires liées au détournement de deniers publics.
Orateur hors pair, débatteur imbattable, Abdellatif Ouahbi devient une véritable terreur du barreau qui peut plaider pendant plusieurs heures dans une langue arabe châtiée, au point de gagner de nombreux procès. Au fil des années, notre homme se fait un nom. L’argent suit et il ouvre un prospère cabinet au quartier des Orangers à Rabat avec une petite armée d’avocats. À l’étage de cette belle et spacieuse villa, Abdellatif Ouahbi reçoit amis et clients installé sur un confortable canapé comme un nabab, accompagné à chaque fois par son secrétaire particulier.
Pas de Montréal, mais un jet privé quand mêmeOpportuniste comme l’en accusent ses ennemis? On ne peut pas cautionner un tel grief, mais certains faits fournissent de la matière à ses détracteurs.
Lire aussi : Revue du web. Bad buzz pour Abdellatif Ouahbi, suite à une déclaration sur les études de ses enfants
Abdellatif Ouahbi, au moment de tenter sa chance au Parlement, jette les couleurs du PADS et opte pour le parti du Tracteur. Connu et reconnu dans son fief à Taroudant, il est élu haut la main en 2011 et il ne va pas à l’hémicycle pour y faire de la figuration.
Comme devant les tribunaux, il défend bec et ongles le rapatriement au Maroc des épouses et enfants des individus ayant rejoint les rangs de Daech, parmi d’autres dossiers. Entre autres responsabilités, il a présidé la Commission permanente de la justice et dirigé le groupe parlementaire du PAM.
Au sein du parti, Abdellatif Ouahbi s’est fait bien des ennemis car tout le monde savait qu’il visait très haut. Son souhait est réalisé en février 2020, quand il accède au poste de secrétaire général. Il surprend néanmoins en se montrant, contrairement à la ligne adoptée initialement par le PAM, très conciliant avec les islamistes du Parti justice et développement (PJD).
Pour la petite histoire, et excusez du peu, pendant la campagne électorale de 2021, Me Ouahbi se déplaçait à bord d’un jet privé appartenant à l’un de ses frères.
La phrase de tropTout va basculer quand, juste après l’annonce des résultats du concours d’accès à la profession d’avocat, Me Ouahbi a prononcé une phrase qui lui a attiré l’ire des Marocains et pas que des candidats recalés. À un journaliste, il dira, en allusion à son fils qui figure parmi les candidats retenus, que «son père qui est aisé lui a payé des études au Canada et il a deux licences».
Les Marocains se déchaînent sur les réseaux sociaux. Des centaines de prétendants au barreau tiennent des sit-in devant le Parlement. Et tous demandent que Ouahbi «dégage». «L’avocat Ouahbi a gâché la joie qui a suivi le sacre des hommes de Ras l’avocat (Walid Regragui) en Coupe du monde» est l’un des commentaires assassins qui circulent sur les réseaux.
Lire aussi : Concours des avocats: les candidats lésés saisissent la justice
L’homme s’excuse du bout des lèvres et ne fait que gonfler le nombre de ses détracteurs, y compris au sein de la direction de son parti. «Avec lui, on peut s’attendre à tous les dérapages. On dirait que c’est dans son ADN», commente un membre du PAM qui a demandé à ne pas être cité.
Et maintenant? Rien de nouveau, et le responsable gouvernemental compte visiblement sur le temps pour faire oublier ses propos alors que ses détracteurs demandent sa démission. Lui s’acquitte comme si de rien n’était de ses fonctions de ministre et se rend au Parlement.
Interpellé sur le sujet, Mustapha Baitas, le porte-parole du gouvernement, a déclaré jeudi dernier que Me Ouahbi devait s’expliquer lui-même sur la polémique. Depuis, plus rien, alors que la Toile (et pas que) ne décolère pas. Me Ouahbi compte sur le temps pour que la tempête se calme. Mais restera-t-il le même homme après être devenu l’homme honni du gouvernement?