Paradoxe algérien: condamner la colonisation, sacraliser ses frontières

Mouna Hachim.

ChroniqueEn Algérie, l’Histoire reste un territoire sous surveillance: exaltée lorsqu’elle conforte le récit national, sanctionnée dès qu’elle interroge les frontières héritées du colonialisme.

Le 06/12/2025 à 11h00

Comment peut-on questionner la colonisation sans examiner les frontières arbitraires qu’elle a tracées? Dénoncer l’injustice sans admettre l’architecture géopolitique durable qu’elle a façonnée? Réclamer la vérité sans se limiter aux fragments compatibles avec la diplomatie du moment?

De Boualem Sansal hier à Saâd Bouakba aujourd’hui, une constante s’impose: une police mémorielle officieuse prend forme, dont le rôle n’est pas de préserver l’histoire, mais de la circonscrire.

Vétéran de la presse âgé de 79 ans, Bouakba se retrouve condamné à trois ans de prison avec sursis, officiellement pour diffamation, outrage aux symboles de la Révolution et diffusion de fausses informations, en lien avec ses propos sur l’histoire du FLN et sur la gestion du fameux trésor de guerre.

Cependant —et bien que les documents du parquet ne mentionnent pas ce motif— plusieurs observateurs estiment qu’il paie aussi le prix d’avoir frôlé, même sans s’y aventurer frontalement, le terrain miné de l’histoire du Sahara oriental.

Dans un entretien accordé à une plateforme en ligne, le doyen des journalistes algériens encore en exercice affirmait qu’au début des années 1960, lors d’une réunion de l’Organisation de l’unité africaine, Ahmed Ben Bella aurait sollicité l’appui de Gamal Abdel Nasser afin de maintenir les frontières héritées de la colonisation. Une démarche similaire aurait visé les présidents du Ghana et de la Guinée, l’Algérie étant alors, précise Bouakba, contrainte de ne pas afficher ouvertement cette position en raison du dossier frontalier avec le Maroc.

En rappelant cet épisode, le journaliste réexhumait un dossier où mémoire et géographie s’entrechoquent depuis soixante ans, et réactivait un débat que l’État algérien tient pour verrouillé.

Ce tabou ne prend sens qu’en le replaçant dans un contexte plus large. Au lendemain des indépendances, l’Afrique se trouve confrontée à une cartographie éclatée, tracée par les empires européens. Face au risque d’une multiplication de conflits frontaliers, l’Organisation de l’unité africaine adopte en 1964 le principe d’uti possidetis juris, qui recommande à chaque État de conserver les frontières héritées de la colonisation. Un principe largement accepté, par résignation ou pragmatisme, par la quasi-totalité des États africains.

Ce consensus, certes nécessaire à la stabilisation du continent, n’annule pas pour autant une contradiction fondamentale: défendre une mémoire anti-coloniale tout en pérennisant les frontières dessinées par les empires coloniaux, en particulier lorsqu’elles se révèlent politiquement avantageuses.

L’affaire de Saâd Bouakba survient justement au moment où Alger organise un sommet africain destiné à exiger de la France qu’elle rende des comptes sur son passé colonial.

Une démarche mémorielle parfaitement légitime, si elle ne révélait pas un paradoxe récurrent: l’histoire est mobilisée avec vigueur lorsqu’elle nourrit un récit politique, mais devient un délit dès qu’elle menace les avantages d’un héritage territorial.

L’État algérien s’érige en gardien d’une mémoire blessée qu’il souhaite voir reconnue, réparée et placée au centre du débat continental, tout en refusant, dans le même mouvement, que l’on interroge la manière dont il s’est lui-même inscrit dans l’ordre géopolitique laissé par la colonisation.

Le regard porté sur le passé devient alors un exercice à géométrie variable: tantôt inscrit dans une dénonciation expansive et impérieuse, tantôt enfermé dans un strict encadrement qui confine à la cécité.

Il suffit pourtant d’ouvrir les sources, les archives et de sonder la mémoire des populations pour constater que l’histoire du Sahara oriental n’est ni obscure ni silencieuse.

Loin d’être une zone indéterminée, cet espace saharien figure parmi les mieux documentés du Maghreb quant aux liens —religieux, commerciaux et politiques— qu’il entretenait avec le Maroc.

Les administrateurs coloniaux eux-mêmes en ont longtemps pris acte: leurs rapports, leurs enquêtes et leurs correspondances évoquent sans détour l’influence chérifienne qui s’étendait sur le Touat, le Gourara et le Tidikelt.

Ce n’est qu’ultérieurement que les autorités françaises adopteront une lecture différente, non parce que de nouveaux éléments géographiques ou culturels seraient apparus, mais parce qu’un autre impératif s’était imposé: sécuriser le Sahara en l’intégrant au vaste ensemble de «l’Algérie française».

Ce basculement marque le moment où les considérations stratégiques ont prévalu sur les réalités historiques, lorsque l’administration coloniale a redessiné la carte pour répondre à ses propres impératifs plutôt qu’à la vérité des territoires.

Bien avant les découpages européens, la géographie humaine du Sahara parlait d’elle-même. Les confédérations nomades —les Doui-Menia, entre autres— reliaient depuis des siècles le Tafilalet aux régions de Béchar.

Les réseaux caravaniers, les alliances tribales, les zawiyas et l’autorité du Makhzen structuraient l’espace. La monnaie marocaine y circulait; des dahirs y étaient promulgués pour nommer gouverneurs et magistrats, et l’État central entretenait diverses formes d’interaction avec les populations. Des caïds y exerçaient leur autorité, investis de cette fonction par le Sultan, dont le nom était prononcé lors du prône du vendredi.

Puis, au fil des arbitrages coloniaux, de larges pans des confins marocains furent rattachés administrativement à l’Algérie française, non par l’expression d’un conflit ancestral ni par la volonté des populations, mais à la faveur de purs calculs géopolitiques entre gouverneurs coloniaux.

Pourquoi rappeler ces faits aujourd’hui? Certainement pas pour raviver les blessures, mais parce que l’Histoire ne peut juger à sens unique.

Si le colonialisme doit être condamné, il doit l’être pour l’ensemble de ses mécanismes, ceux qui ont broyé des peuples comme ceux qui ont redessiné les territoires. Et si l’on exige de la France qu’elle reconnaisse les injustices qu’elle a commises, il faut aussi reconnaître que l’Algérie a surgi de l’indépendance avec des terres qui ne relevaient pas de son Histoire propre.

C’est bien là que se joue l’enjeu: lorsqu’on choisit les pages que l’Histoire a le droit de raconter, ce n’est plus la mémoire que l’on protège, mais un périmètre sacré. Et le Sahara oriental, lui, cesse d’être un objet d’étude pour devenir un interdit judiciaire.

Pourtant, une mémoire sûre d’elle-même n’a jamais craint la controverse. Elle n’a peur ni des archives ni des voix —anciennes ou contemporaines.

On peut bien enfermer un homme, pas une mémoire. On peut bureaucratiser le silence, pas abolir les faits.

Les chapitres qu’on refoule ne disparaissent jamais: ils se taisent, un temps. Puis, comme toujours, ils reviennent —dans le calme ou dans le fracas.

Par Mouna Hachim
Le 06/12/2025 à 11h00