L’ordre international et l’échec de l’universalisme

Mustapha Sehimi.

ChroniqueUn nouvel ordre international? De quoi parle-t-on en vrai? Par bien des traits, le monde d’aujourd’hui s’apparente à un retour au 19ème siècle: l’émiettement, la fragmentation, la pluralité, la technique et l’immédiateté en plus. Est-il uni et en voie d’uniformisation? Sans doute par la mondialisation et les techniques globales; beaucoup moins par autre chose: la désagrégation, le retour des cultures locales et des identités, le rejet de l’Occident ainsi que la renaissance des empires d’Asie.

Le 08/10/2023 à 14h36

D’une certaine manière, la mondialisation dissout les cultures faibles et elle renforce celles qui sont fortes. De nombreux peuples et États veulent accéder au développement technologique -la modernité- tout en rejetant l’occidentalisation avec sa prétention historique à l’universalisme.

L’Europe est surtout visée -elle est pratiquement la maison-mère de cette civilisation-, moins que les États-Unis, qui ne sont pas le terreau originel de la culture à l’occidentale, mais son réceptacle et son développement. Les islamistes ne s’y sont pas trompés d’ailleurs avec leurs attentats, et, sauf exception majeure comme lors du 11 septembre 2001, ce sont les Européens qui en sont la cible. Le monde contemporain n’est pas en paix, tant s’en faut. Il est crisogène, belliqueux, belliciste. La guerre mondiale est éclatée, de façon ordonnée: il s’agit toujours de contrôle de la puissance; c’est une guerre mondiale par morceaux, en Ukraine, au Yémen, au Soudan, etc. Trois fronts sont à distinguer mais restent liés: politique pour la puissance, identitaire pour le contrôle de la culture et économique pour celui des ressources.

Voilà qui repose cette problématique d’un monde confronté à tant d’épreuves, de risques et de menaces dans tous les domaines: paix, sécurité, changement climatique, répartition des richesses. Ce qui conduit à cette interrogation de principe: que devient l’universalisme auquel croit l’Europe? L’Europe a cru -et c’est toujours le cas- que les frontières culturelles, religieuses, humaines et politiques aussi étaient secondaires; en forçant le trait, des chimères que l’on pouvait ignorer en dernière instance. C’est l’Europe messianique, porteuse de civilisation, ne doutant point que les autres aspiraient à devenir comme les Européens; une ferme croyance qu’elle avait à disséminer ses valeurs et ses idées, d’une manière ou d’une autre, soit par la colonisation soit encore par l’imposition de son référentiel. La démocratie devait s’imposer, le cas échéant par la guerre, pour faire le «bonheur» des non-Européens... Ce fut aussi après la première période coloniale (1880-1960) avec une tentative d’exportation des valeurs universelles. Elle s’est prolongée avec une grande époque, celle des objectifs de développement qui devait suivre avec la modernisation comme voie de l’occidentalisation. L’altérité qui fut un premier choc a été le régime des mollahs iraniens en 1979, avec le nouveau discours de la modernisation sans l’occidentalisation.

Un accident de l’histoire? Voire. Référence est faite aux régimes Kadhafi et de Saddam Hussein. La démocratie «à l’occidentale» a été ainsi à l’épreuve, elle qui se voulait un régime politique mais aussi une idéologie politique. C’est qu’en effet, cet universalisme, si attractif et si doucereux dans son langage, a provoqué des guerres sanglantes avec des blessures qui n’ont pas fini de cicatriser: Yougoslavie (1991-2001), Afghanistan (2001-2021), Irak (2003-…), Syrie et Libye (2011-...). La planification politique à l’échelle internationale accuse aujourd’hui un échec patent: elle n’a pas réussi à remodeler le visage et les peuples de ces pays. Ils ont rejeté l’Occident et ses valeurs universelles. Simultanément, d’anciens empires se réveillent et se mobilisent en voulant peser sur la scène mondiale: Russie, Chine et Inde. Ils s’insèrent eux aussi dans la modernité technologique mais sans les valeurs occidentales. Il faut ajouter que même dans l’espace tenu par les Occidentaux, l’universalisme est contesté et rejeté au profit d’un certain retour à l’indigénisme -l’Amérique latine et l’Afrique en furent les laboratoires.

Le continent est l’illustration de cette situation. Il devait avancer à marche forcée à coups d’élections, de démocratie et d’aides publiques au développement. Or, il accuse une fragmentation et un émiettement sans précédent il est probablement le tombeau de l’universalisme, avec les coups d’État militaires, les mandats présidentiels pratiquement à vie et tout le passif frappant l′État de droit et les libertés... En Europe, comment ne pas évoquer par ailleurs la complexité et les difficultés de l’assimilation et de l’intégration des populations extra-européennes? Elles ne veulent plus adopter les modes de vie européens et souhaitent conserver leurs cultures et leurs spécificités.

Le monde d’aujourd’hui est sans doute de plus en plus uni par la mondialisation; il est aussi de plus en plus technologisé; mais également de plus en plus diversifié et émietté. L’universalisme est un échec. Cela est dû, entre autres, au refus de voir le monde tel qu’il est, de voir et de penser surtout les empires renaissants, de comprendre les motivations et les idéologies qui sous-tendent de tels processus historiques dans d’autres pays et d’autres peuples. C’est l’histoire qui continue, autrement, après quelque deux siècles d’universalisme...

Par Mustapha Sehimi
Le 08/10/2023 à 14h36