À la mort du sultan Moulay Ismaïl en 1727, son fils Moulay Abdelmalek s’empare du pouvoir, bien que brièvement, pour une période de cinq mois. Il s’empresse de rallier les villes du Sahara à sa cause en leur faisant parvenir une lettre d’ordonnance, cela quelques mois avant de faire son entrée à Meknès où il usurpe le trône à Moulay Ahmed, héritier légitime désigné par leur père. Voici la lettre, telle que reproduite dans l’ouvrage d’A.-G.-P. Martin «Quatre siècles d’histoire marocaine: au Sahara de 1504 à 1902, au Maroc de 1894 à 1912, d’après archives et documentations indigènes», 1926, publié aux Éditions F. Alcan (Paris):
«Aux gens de Touât, et spécialement aux Oulad Sidi El-Bekri, à Sidi Mohammed, de Zaouïet-Kounta, aux gens d’Arïane-Er-Ras, aux Oulad cheïkh ben Abdelkerim, au cheïkh Belkassem, aux fils du cheïkh Ali ben Moussa (de Tamentit) et à tous les Merabtines, que le salut soit sur vous. Apprenez que les gens du Souss, de la montagne et de la plaine, Arabes et Berbères, et que tout le pays du Gharb (…) se sont rangés sous notre autorité sans avoir été achetés, ni priés, ni vaincus par les armes, mais de leur plein gré, tant Chorfa que lettrés, Merabtines et tout le peuple. Ils ont proclamé leur soumission, stipulant -ce à quoi nous avons accédé -que nous n’exigerions d’eux que la zekkat et l’âchour, qui sont d’institution divine. De rebiâ II 1140 (entre 26 novembre-5décembre 1727).» (p.87)
Le sultan agit avec une grande rapidité pour asseoir son autorité. Son premier objectif est de garantir l’allégeance des villes du Sahara «oriental», une région stratégique tant pour ses ressources que pour sa profondeur africaine. S’assurer du soutien des tribus sahariennes renforce non seulement sa légitimité, mais aussi son pouvoir militaire.
Trois mois plus tard, Touât adressait sa réponse au sultan Moulay Abdelmalek: «Les Oulad Sidi El-Bekri, Sidi Mohammed et Sidi Mohammed-Abdelkrim, ayant convoqué par lettres tous les habitants du Touât et dépendances, tous les notables se sont réunis… et tous ont décidé de proclamer leur adhésion au Prince avec joie et reconnaissance… Ils déclarent se ranger sous l’autorité du Prince des Croyants, notre Seigneur et Maitre Abdelmalek, de par leur foi en le Coran et la Sonna, dont ils se font un collier à leur cou et un moyen d’intercession auprès de leur souverain. Dont acte dressé en redjeb 1140 (février 1728).» (p.88)
«Les cheïkhs touâtiens reconnaissent Moulaï-Abdallah»
L’empire chérifien se trouve plongé dans une période d’instabilité politique marquée par des luttes de succession dynastique. Moulay Abdallah (règne entrecoupé de 1728 à 1757) va détrôner son frère Moulay Abderrahmane et «bientôt le Touât comme le reste de l’empire reconnut à son tour Moulaï-Abdallah» (p.88). À Fès où une délégation formée par les plus nobles personnages de la province de Touât s’est rendue, le nouveau sultan «accueillit avec faveur la soumission et les présents» des représentants et désigna le jour même «le caïd Baho-ou-Ali avec 20 cavaliers, pour accompagner les députés» au retour et «prendre ensuite le gouvernement des Oasis» (p.89). Le caïd ne se privera pas de faire une inspection générale sitôt arrivé dans la région. «Après un court séjour à Timmimoun où il s’est rendu d’abord, le gouverneur passe au Timmi, puis il descend tout le long du Touât et continue ensuite par le Tidikelt jusqu’à Aïoun-Salah, où il arrive les derniers jours de 1729» (p.89), écrit A.-G.-P. Martin.
Peu de temps après son arrivée, le gouverneur Baho-ou-Ali apprend que de «grandes caravanes parties pour le Soudan quelques jours auparavant ont été pillées par les Touaregs» et part «à la tête de tous les contingents du Tidikelt, il se met à la poursuite des Touaregs qu’il atteint à El-Hadjira». Il finit, relatent les archives, «par obtenir la soumission des tribus touaregs, dont les notables l’accompagnèrent au retour jusqu’au Timmi; là il leur fait préparer des lettres de soumission et de nombreux présents qu’il envoie en leur nom au sultan par l’intermédiaire du cheïkh El-Hadj El-Abbès, du Timmi» (p.90). Cette année 1730, le gouvernement chérifien fait remise à la région de Touât de l’impôt sur les eaux et de celui sur les dattes.
Un système efficient de perception des impôts à Touât
Moulay Abdallah «envoya au Touât, en 1737, une expédition commandée par le caïd Djilali-Saffar, qui avait sous ses ordres 5 caïds des Oulad Djerrar, 100 Abid-El-Bokhari et 1.000 cavaliers» (p.91). Les archives de cette période contiennent une liste officielle recensant avec précision les familles et propriétaires terriens ayant accumulé des arriérés d’impôts. Ce document constitue un rappel formel de leurs obligations fiscales, pressant les contrevenants de régulariser leurs dettes impayées: «Les Oulad Mohammed Bel-Ghazi doivent, pour les 13 doigts et 1/6 et ½ kirat d’eau, une somme de 370 metkals moins 18 mouzounas; ce sont: le taleb Salah, Si Mohammed-Salah, Belkassem ben Moussa et Abderrahmane ben Mohammed. Les Oulad Ali Bel-Ghazi doivent, pour 10 doigts et 1/6 et ½ kirat, 240 metkals et demi et 6 mouzounas. Sidi Hammou et ses frères…» (p.92). L’acte d’imposition se poursuit sur plusieurs pages, énumérant nommément, et cas après cas, les individus et les familles concernés par les arriérés fiscaux dans la province saharienne orientale. Chaque débiteur est explicitement mentionné. Ce rappel d’imposition n’est pas une simple injonction administrative, mais également un acte d’autorité exercé par le sultanat sur des régions comme le Touât. La publication de cette liste traduit ainsi un effort de centralisation du pouvoir fiscal, cherchant à s’assurer que même les communautés éloignées respectent les impératifs fiscaux imposés par le trône.
L’affaire du coffre précieux de Moulay Abdallah dérobé à Touât
De retour de Fès, les cheikhs du Touât sont chargés «d’un coffret rempli de lettres du sultan destinées à son caïd, aux notables du Touât, à ses Chorfa, à ses Merabtines, à ses cadhis» (p.93). Or, leur caravane tomba nez à nez, «dans le Saoura, sur un parti de Ghenanma qui la pilla» et déroba, entre autres objets, «ce coffret rempli de lettres chérifiennes» (p.93). En rentrant chez eux, les Ghenanma se rendirent compte de l’épineuse situation, «craignirent la colère du sultan, s’empressant d’aller restituer les lettres à leurs destinataires touâtiens», mais poursuit l’auteur, «ils implorèrent en vain le pardon de toutes les zaouïas du pays, en vain encore ils firent intervenir le merabet de Kerzaz, les gens de Touât se plaignirent au sultan» (p.93). Quant au sort des malheureux pillards, «une expédition d’Oulad Djerrar fut lancée contre eux, leurs principaux chefs furent saisis et envoyés au souverain, qui les fit jeter en prison» (p.93).
Un jurisconsulte marocain de Touât reçoit une lettre d’un homme d’affaires lésé
Cette lettre «porte, d’une écriture large et hardie, la propre signature de Zine-El-Abidine» (p.93). Ce dernier exprime son mécontentement face aux sommes considérables qui lui sont dues par un commerçant de Touât, nommé Abou-Anouar ben Abdelkerim. L’affaire ne se limite pas à une simple dispute commerciale locale, mais s’étend sur plusieurs juridictions, impliquant les districts juridiques du Mali, du Sahel et du Maroc. Voici l’histoire: «Saïd, des Haouara, avait cité en justice Abou-Anouar ben Abdelkerim, le Touâtien» dans une décision du tribunal de l’empire à l’avantage du plaignant Zine-El-Abidine, «ainsi que l’ont déclaré les juristes de Tombouctou, du Sahel et du Tafilelt» (p.93).
L’homme d’affaires du Tafilalt sollicite l’aide du jurisconsulte pour récupérer l’argent, «ou bien la même valeur en immeubles», en faisant miroiter la menace: «si le défendeur (avocat) émet une prétention contraire, nous te prescrivons de contraindre Abou-Anouar ben Abdelkerim, le Touâtien, à venir chez nous à Tafilalt, afin de comparaitre en justice comme il le doit» (p.94). Comme le souligne A.-G.-P. Martin dans son ouvrage, cette affaire illustre les réseaux commerciaux complexes et transrégionaux du Maroc en Afrique centrale et de l’Ouest, où les interactions économiques, juridiques et humaines englobaient des territoires vastes et dépendants dans le sous-continent.
«Règne de Sidi-Mohammed», l’intrépide
En 1757, la mort de Moulay Abdallah met fin à un règne mouvementé de trois décennies, marqué par des rivalités internes. À sa disparition, le pouvoir souverain passe à son fils, Sidi Mohammed ben Abdallah, également connu sous le nom de Mohammed III, qui va régner de 1757 à 1790.
Ce changement de souveraineté intervient à un moment crucial. À peine monté sur le trône, le nouveau sultan est rapidement confronté à un conflit majeur dans la région stratégique du Touât, où les habitants se révoltent contre les nouveaux caïds nommés pour administrer la province. Sidi Mohammed se retrouve donc dans l’obligation d’intervenir sans délai pour apaiser la situation et réaffirmer l’autorité du trône. Il envoie dans ce sens une missive aux populations:
«À nos serviteurs les gens du Touât, Chorfa, Merabtines, que le salut soit sur vous. Et ensuite est parvenue à notre connaissance chérifienne la nouvelle des exactions qu’à commises dans votre région notre serviteur le pacha Tahar et de la contrainte qu’il vous a imposée en soumettant au fisc les eaux d’irrigation malgré votre opposition. Ne versez aucun impôt pour ces eaux, nous vous en dispensons; versez seulement l’âchour pour vos dattes, ou bien pour les orges si vous faites les orges, comme par exemple El-Hadj El-Abbès, le cheïkh Ali El-Aroussi, le cheïkh Bahammou Brahim, El-Hadj Ahmed Backhi (de Beni-Tamert) (…) Ce que nous voulons affirmer, c’est que nous n’avons envoyé notre serviteur résider parmi vous que pour apaiser les discordes qui s’élèvent entre vous. Du milieu de dou’l-hidja 1172 (4-14 août 1759)» (p.97).
Expédition chérifienne contre les tribus du Meguiden
Un événement majeur du règne de Mohammed III, qu’il convient de souligner, est l’expédition militaire qu’il ordonna en 1772 pour réprimer les razzias qui mettaient en péril dans la région du Meguiden le commerce avec l’Afrique. Les insurgés, racontent les archives, «multipliaient les coups de main contre les ksours; ceux-ci implorèrent l’assistance du sultan Sidi-Mohammed, qui, en 1772, envoya une expédition pour les réduire; elle leur livra un combat à Zaouïet-Sidi-El-Bekri et les défit (…)» (p.98).
«Album de 25 photos, intitulé Capitaine H. Laperrine. Tombouctou, Faguibine, Bassikhounnou. 1896-1897
», Laperrine d'Hautpoul, Henry (1896-1897), Société de géographie.
Cette expédition n’était pas simplement une réponse militaire, mais également une action politique symbolique. Elle marque la volonté du sultan de ne tolérer aucune remise en question de son autorité, tout en envoyant un message clair aux élites locales: le pouvoir central est prêt à intervenir de manière décisive dans les provinces du Sahara «oriental». Enfin, l’ordre fut restauré et quand des renforts arrivèrent de Touât, les insurgés «s’enfuirent vers les Oulad-Sâïd» (p.98). Très vite, disent les archives de la région, «les troupes du Makhzen se divisèrent: une partie vint construire une nouvelle kasba au Timmi et les autres allèrent bâtirent à Timmimoun» (p.99). Les meneurs de la razzia «furent faits prisonniers en grand nombre et emmenés à Timmimoun; les notables furent décapités et leurs têtes exposées sur les remparts» (p.99).
Ces archives de Touât traduites et publiées par A.-G.-P. Martin se révèlent être une source inestimable mettant en évidence les interactions régulières et dynamiques entre les autorités centrales de l’empire et les diverses communautés sahariennes. Ces échanges témoignent aujourd’hui d’une perpétuelle intégration qui a mobilisé la politique marocaine sur plusieurs siècles. Le Sahara «oriental», loin d’être une région périphérique, apparaît dans l’histoire comme un acteur stratégique essentiel dans les décisions politiques et économiques de l’empire, une province à chaque fois guignée et inspectée, choyée par tous les nouveaux règnes des sultans du Maroc.