Qu’arrive-t-il à la gauche dans ce pays? Quelles sont les causes d’une perte de repères et de visibilité? Une analyse superficielle épouserait la thèse d’une «injustice» qui l’a doublement sonnée. Avoir été dépossédée de son «programme naturel»: le grand chantier de la protection sociale, et avoir été écartée de l’exécutif.
S’agit-il uniquement de cette «injustice» commise à ses dépens, ou faut-il chercher plus loin et plus profond les raisons d’une perte d’influence persistante dans la société? Ecartons d’emblée «l’injustice» politique, aux allures de complot, car si c’était bien le cas, la gauche aurait mérité non seulement son manque de visibilité, mais ferait douter de son utilité politique future.
S'étant focalisé sur les droits politiques quand elle était dans l’opposition, la gauche s’est trouvée «techniquement» mal préparée sur les dossiers économiques et sociaux lors du premier gouvernement d’Alternance. Ses participations successives aux gouvernements qui ont suivi n’ont pas été mis à profit pour «combler ses déficits programmatiques» et élaborer une offre économique et sociale complète lui donnant une identité politique spécifique dans la société. En ajoutant son soutien à la Constitution de 2011 qui a réduit les marges de contestations possibles et une piètre défense des valeurs de progrès face à la déferlante conservatrice, la gauche n'a plus rien eu de consistant à proposer à ses militants, à la société civile et à ses électeurs.
La teinte exagérément principielle et académique des documents remis à la Commission pour un Nouveau Modèle de Développement par les partis se réclamant de cette mouvance a révélé aussi leur manque de vision, l’absence de stratégies alternatives concrètes et construites de développement économique et social.
Rejetée de l’exécutif, «dépouillée de son programme», abandonnée par son électorat traditionnel, boudée par les modernistes qui la trouve poltronne et sans prétentions culturelles, le glas a-t-il sonné pour la gauche dans ce pays?
En sa qualité d’essayiste politique, votre serviteur a récemment eu l’occasion lors d’une rencontre organisée à Rabat sur «l’avenir de la gauche» de présenter aux intéressés sa lecture d’un futur possible. Partant de la conviction que son renforcement est salutaire pour la démocratie et la stabilité politique.
La gauche parlementaire social-démocrate (USFP+PPS), car c’est d’elle dont il s’agit, se trouve actuellement dans l’opposition, face à un gouvernement plutôt de droite, déclarant vouloir mener un riche programme de réformes, à faire pâlir d’envie tout parti social-démocrate: généralisation de la protection sociale, mise à niveau du système de santé, réforme de l’enseignement, réforme fiscale, régulation de la concurrence, régionalisation dans la perspective d’une véritable territorialisation, souverainetés économiques, autonomie de l’investissement privé et soutiens aux PME/TPE...
L’explication de la «conversion idéologique» de la majorité actuelle est simple. Majoritaire aux urnes, elle a repris à son compte les réformes, résultats de la vision du Roi Mohammed VI, construite au fil des années de règne et enrichie par les recommandations de la Commission pour un Nouveau Modèle de Développement visant à moderniser la société et l’économie du Maroc. Prétendre à un dépouillement idéologique de la gauche est excessif. Le pack de réformes proposé par le gouvernement est plus varié, élaboré et avancé que ce que la gauche a proposé jusqu’à présent dans ses écrits. Il serait plus judicieux de parler de quelques emprunts, notamment sur le volet de l'Etat social.
Le fait de ne pas participer au gouvernement entraîne-t-il une perte d’influence, de visibilité? Les partis de gauche, n’étant pas par essence des partis de notables, ne devraient-ils pas être plus intéressés d’engranger des acquis pour leurs bases sociales qu’à une participation au gouvernement? L’un irait mieux avec l’autre, diront certaines voix. Temporisons. Il y a l’arithmétique parlementaire. L’actuelle configuration éloigne tout effet impactant d’une quelconque participation de la gauche à ce gouvernement. Sa participation éventuelle serait insignifiante.
Quelles sont les perspectives? L’Histoire nous enseigne que la gauche dans les autres pays a mis plusieurs décennies pour obtenir les réformes proposées par le gouvernement actuel. Elle devrait, au Maroc, tout en assumant réellement son identité (moderne et rationnelle, en défendant les valeurs auxquelles elle est censée croire: démocratie et solidarité), se redéployer dans la société. Avec une logique d’opposition constructive, mettre tout son poids à une mise en place rapide du pack de réformes. Expliquer et convaincre que ces réformes sont dans l’intérêt du pays et de ses classes les plus défavorisées. Car elles permettront l’inclusion dans la société de millions de gens, en leur accordant l’accès aux sécurités élémentaires. N’est-ce pas là réaliser un des objectifs premiers de la gauche?
C’est à travers la mobilisation de larges pans de la société pour le soutien et la réalisation des réformes, l’implication des corps intermédiaires et de ses militants, que la gauche signera son grand retour sur la scène politique.
Elle sera appelée sans aucun doute, cela fait partie de ses missions, à contrer les poches de résistance aux réformes qui déjà se font entendre. Des voix commencent à contester ouvertement la légitimité de l’impôt, l’élargissement de son assiette, prophétisent que les politiques de protection sociale auront un «impact négatif sur l’emploi» en réduisant l’investissement et en encourageant la flemmardise, doutent d’une relance de la consommation à travers une politique de redistribution.
Les fronts vont se multiplier. La gauche devrait participer à canaliser la pression populaire. En profitant de la fenêtre de réformes pour affermir son identité, entamer son retour à la société et revivifier ses réseaux, la gauche entamera sa remontée électorale.