Interdiction des échanges commerciaux avec la France: les dessous d’une mesure suicidaire du régime d’Alger

Lors de la visite officielle à Paris du patron de l'armée algérienne, Saïd Chengriha.

Lors de la visite officielle à Paris du patron de l'armée algérienne, Saïd Chengriha. AFP or licensors

Après l’Espagne, l’Algérie vient, avec sa fourberie habituelle, d’interdire tout échange commercial avec la France. Préparée depuis que Paris a exprimé son soutien à la marocanité du Sahara, cette mesure a été activée le jour même de l’attribution du prix Goncourt 2024 à Kamel Daoud pour son ouvrage «Houris». Une véritable boîte de Pandore s’ouvre ainsi sur les atrocités de la «décennie noire», dont certains des protagonistes, toujours en poste, continuent d’exercer leur influence au sommet de l’État algérien. A commencer par Saïd Chengriha, patron de l’armée.

Le 07/11/2024 à 16h55

La mesure est identique à celle prise par le régime d’Alger contre l’Espagne, au lendemain de l’appui apporté par Madrid à la souveraineté du Maroc sur ses provinces du Sud en 2022. Et cette fois-ci, elle vise la France, deuxième fournisseur en produits et services du marché algérien et l’un de ses grands clients en hydrocarbures et en dattes, en somme les seuls produits algériens exportables. Ainsi, et depuis le 4 novembre dernier, les opérations d’import et d’export, en provenance et vers la France, ne pourront plus être traitées par les banques algériennes, condition sine qua non à toute transaction commerciale. Si le régime d’Alger avait visé en 2022 l’Espagne uniquement avec des sanctions liées à l’importation, cette fois-ci même les exportations algériennes à destination de la France seraient visées.

Comme à l’accoutumée, la mesure ne dit pas son nom et aucune source officielle algérienne n’en a endossé la paternité: il faudra se suffire d’un bout de papier. Un document non authentifié et volontairement attribué à l’Association professionnelle des banques et des établissements financiers (ABEF), porte-voix du pouvoir en matière de commerce, mais ne portant ni cachet ni signature. Xavier Driencourt, ancien ambassadeur de France en Algérie, a été l’un des premiers à diffuser le «document» du régime d’Alger ciblant Paris.

La même ABEF a convoqué les patrons des banques algériennes pour les informer que la directive devenait effective, confirme le quotidien français Le Figaro. Le procédé est d’autant plus loufoque que la consigne a été passée verbalement et que l’association précitée n’a pas autorité à émettre de telles décisions. Il n’équivaut pas moins à une suspension de facto des relations commerciales entre la France et l’Algérie.

Déshabiller la France pour habiller l’Espagne

Nous sommes devant le même mode opératoire que celui adopté par le régime d’Alger en guise de représailles contre l’Espagne. On s’en souvient, le 8 juin 2022, l’Algérie annonçait la suspension du Traité d’amitié, de bon voisinage et de coopération conclu en 2002 avec Madrid, en réaction à son revirement historique sur la question nationale et son appui au plan d’autonomie du Sahara. «Ces mêmes autorités, qui assument la responsabilité d’un revirement injustifiable de leur position depuis les annonces du 18 mars 2022, par lesquelles le gouvernement espagnol actuel a apporté son plein soutien à la formule illégale et illégitime de l’autonomie interne préconisée par la puissance occupante, s’emploient à promouvoir un fait accompli colonial en usant d’arguments fallacieux», chouinait le régime voisin dans un communiqué de l’agence de presse officielle APS.

Dans la foulée, la même ABEF annonçait des restrictions sur les transactions commerciales avec l’Espagne, là encore sans que la mesure soit assumée officiellement. Le tout a été évidemment précédé d’un rappel d’ambassadeur. Les sanctions algériennes ciblaient uniquement les exportations espagnoles à destination de l’Algérie, mais n’ont pas concerné le gaz algérien exporté vers l’Espagne.

Quelque 19 mois plus tard, bredouille, l’Algérie annonçait, le jeudi 2 novembre 2023, via son plumitif espagnol Ignacio Cembrero, la nomination d’un nouvel ambassadeur.

Le chantage économique comme moyen de pression sur l’Espagne pour la porter à reconsidérer son appui à la marocanité du Sahara n’a pas été néanmoins officiellement aboli. Jusqu’à ce jeudi 7 novembre 2024. C’est Djamel Eddine Bouabdallah, président du Conseil commercial et industriel algéro-espagnol, qui en a fait part: toutes les transactions commerciales entre l’Algérie et l’Espagne sont désormais rétablies. Et de préciser au quotidien local L’Algérie aujourd’hui que de premières transactions ont même été domiciliées la veille. Autant dire qu’aux yeux d’Alger l’Espagne va dorénavant remplacer la France en matière d’échanges commerciaux. Techniquement, la tâche sera rude et il faudra encore des années d’errance et d’improvisation pour que la greffe (re)prenne. Mais il en va ainsi de l’Algérie: on efface une lourde ardoise dictée par une réaction épidermique pour en ouvrir une nouvelle, sans en calculer l’impact ni savoir comment en sortir… si ce n’est par une autre réaction épidermique. C’est ce qu’on appelle un cercle vicieux! Un régime sans tête ou un régime qui marche sur la tête!

Sauf que s’agissant de la France, les conséquences seront plus dommageables que les 2 à 3 milliards d’euros de manque à gagner enregistrés avec l’Espagne. Et le grand perdant de cet exercice, ce sera d’abord l’Algérie. Selon les chiffres de 2023, les échanges commerciaux entre les deux pays se sont élevés à 11,8 milliards d’euros, contre 11,2 milliards en 2022. Naturellement, les hydrocarbures font le plus gros des exportations algériennes, et ce, à hauteur de 6 milliards d’euros, sur un total de 7,3 milliards. Ce compartiment est composé de gaz naturel, liquéfié ou gazeux, et de pétrole brut. Les exportations françaises totalisent quant à elles 4,4 milliards d’euros. Tout y passe, des produits agricoles aux produits industriels, qui représentent désormais le premier poste d’exportations françaises vers l’Algérie, en passant par les équipements mécaniques, les matériels de transport et les produits des industries agroalimentaires. L’Espagne pourra-t-elle se substituer à la France dans un marché qui manque de tout? Le régime d’Alger oublie-t-il que l’Espagne et la France font partie de l’Union européenne, un espace qui obéit à des règles rationnelles et de solidarité entre les pays le composant?

Les conséquences pour l’économie algérienne seront désastreuses: pénuries, explosion de l’inflation, ruptures des chaînes d’approvisionnement des entreprises, perte de pas moins de 7 milliards d’euros d’exportations… Au quotidien, l’impact serait énorme pour le commun des Algériens: du pain aux intrants de nombreux produits laitiers, jusqu’aux pièces détachées pour réparer les camions (ceux des pompiers sont entretenus par Renault) en passant par les transactions bancaires, dont la maintenance est assurée par Thalès, ce sera la panne sèche. Cités par Le Figaro, les milieux économiques algériens s’inquiètent de l’image du pays, qui risque de s’en trouver «plus dégradée, surtout aux yeux des investisseurs étrangers que l’on rêve d’attirer».

Sans parler de la relation avec l’Union européenne, qui reproche à Alger de ne pas respecter les termes de l’accord d’association. D’ailleurs, dans quelques jours, une délégation de la Commission européenne se rendra à Alger. «À l’agenda, une mesure qualifiée par Paris de discriminatoire sur le blé tendre français lors du dernier appel d’offres émis par l’Office algérien interprofessionnel des céréales», indique Africa Intelligence. D’une part, lit-on, les sociétés de négoce international, comme l’américain Cargill, le néerlandais Viterra ou encore le suisse Solaris, ont été sommées de ne pas proposer de blé d’origine française en réponse à l’appel d’offres. D’autre part, les sociétés de négoce françaises, à l’instar de Soufflet, Lecureur et CAM Négoce, ont été explicitement exclues de l’appel d’offres par l’OAIC, qu’elles proposent du blé français ou non.

Ce que le régime d’Alger ne dit pas non plus, c’est la raison derrière cette énième volte-face. D’aucuns y verront une conséquence de l’appui apporté par la France à la souveraineté du Maroc sur le Sahara occidental. Mais ce n’est pas la seule raison. Victime de ses crises de nerfs et de ses «sanctions» avec effet immédiat, le régime d’Alger aura été aussi mou que lent à la détente. Le message adressé par le président français Emmanuel Macron au roi Mohammed VI, dans lequel la France «considère que le présent et l’avenir du Sahara occidental s’inscrivent dans le cadre de la souveraineté marocaine», date de juillet dernier. L’Algérie était même au courant bien avant cette date du basculement en vue, et elle a d’ailleurs été la première à l’ébruiter. Mais hormis un timide «retrait» d’ambassadeur, rien ne fut fait depuis.

Les raisons de la colère

À l’origine de la vraie colère algérienne et son nouveau «blocus» économique sur Paris, il faut chercher… un livre, consacré par le Prix Goncourt 2024. Nous sommes le lundi 4 novembre (tiens!), à 12h45 tapante au restaurant Le Drouant, à Paris, quand le nom tant craint du lauréat du prestigieux prix est proclamé: Kamel Daoud, pour son roman «Houris». Quelques instants plus tard, la mesure sur les échanges commerciaux est tombée. Et pour cause, le roman de l’auteur franco-algérien évoque les massacres de la «décennie noire» algérienne (1992-2002), sujet dont le régime d’Alger ne veut pas entendre parler. Et pour cause, revenir sur ce terrible épisode, c’est ouvrir la boîte de Pandore quant à ses sanguinaires protagonistes, dont certains sont non seulement en vie, mais occupent de hauts rangs dans la hiérarchie du pouvoir algérien.

Kamel Daoud avait déjà obtenu le prix Landerneau des lecteurs, en octobre dernier, mais ce dernier est sans commune mesure avec le Goncourt. «Le Goncourt, c’est, pour la blague, un chèque de 10 euros. C’est, plus sérieusement, et surtout, la certitude d’avoir au moins 800.000 exemplaires vendus, d’être traduit dans pas moins de 45 langues et de servir de base à des films, des séries et des documentaires. Il est là, le danger de «Houris» pour le pouvoir algérien: non seulement il remet sur la table une période dont la simple évocation est passible de prison, mais il lui assure une publicité à l’échelle planétaire, en servant de point de départ à de nombreuses recherches et enquêtes», nous résume ce fin connaisseur des arcanes du prestigieux prix littéraire.

On s’en doute, «Houris» ne peut être distribué en Algérie, où il tombe sous le coup de la loi interdisant tout ouvrage évoquant la guerre civile de 1992-2002. Dès l’entame de son roman, Kamel Daoud ne s’y trompe d’ailleurs pas en rappelant l’article 46 de «La charte pour la paix et la réconciliation nationale», stipulant qu’«est puni d’un emprisonnement de trois (3) ans à cinq (5) ans et d’une amende de 250.000 DA à 500.000 DA quiconque qui, par ses déclarations, écrits ou tout autre acte, utilise ou instrumentalise les blessures de la tragédie nationale pour porter atteinte aux institutions de la République algérienne démocratique et populaire, fragiliser l’État, nuire à l’honorabilité de ses agents qui l’ont dignement servie, ou ternir l’image de l’Algérie sur le plan international». En cas de récidive, la peine prévue au présent article est portée au double.

Crimes de guerre et crimes contre l’humanité

Dans cet article, on notera bien «l’honorabilité» des «agents» de l’État algérien. C’est là où le bât blesse, puisque nombre de ces «agents», notamment dans l’armée, ont une responsabilité directe dans les massacres survenus lors de la guerre civile ayant opposé les islamistes radicaux à la junte et fait au moins 200.000 morts. À commencer par Saïd Chengriha, l’actuel chef de l’armée algérienne et pilier du régime, de nouveau rattrapé par son passé d’assassin et de criminel de guerre. Un autre livre, «La sale guerre», le témoignage d’un ancien officier des forces spéciales de l’armée algérienne, Habib Souaidia, paru en 2001, donne toute la mesure de ce passé. Le récit est glaçant et le général Chengriha y est cité nommément dans 14 passages! Lui, qui n’était alors que colonel, et que rien ne prédestinait à occuper le poste de chef d’état-major, dans lequel il a été catapulté à la fin du mois de décembre 2019 après le décès-surprise d’Ahmed Gaïd Salah. À la parution du livre, personne ne connaissait le colonel Saïd Chengriha et d’aucuns ne pouvaient prédire son ascension dans l’armée algérienne. C’est dire que l’on ne peut pas soupçonner de partialité la teneur du témoignage de Habib Souaidia. Un passage en particulier donne froid dans le dos. Extrait.

«Un soir du mois de juin 1994, mon supérieur, le colonel Chengriha, voulait effectuer une patrouille dans les rues de Lakhdaria: il lui arrivait de vouloir sortir juste pour se balader. Il m’avait demandé de l’accompagner avec ma section. Nombreux sont les officiers supérieurs qui ne prenaient aucun risque. Il était l’un d’eux. Eux étaient payés pour donner des ordres, nous, nous étions sous-payés pour mourir.

Nous avions pris cinq Toyota et nous faisions une ronde depuis une demi-heure quand un homme a surgi dans l’obscurité. Il quittait son domicile à minuit, après l’heure du couvre-feu. Le menaçant avec ma Kalachnikov, je lui ai ordonné de mettre les mains en l’air. –Où vas-tu? –Je cherche des allumettes! me répondit-il avec nonchalance.

Le colonel Chengriha est sorti de sa Toyota pour voir ce qui se passait. Il m’a ordonné d’aller perquisitionner dans la maison. Avec cinq hommes, j’ai fait irruption dans le domicile du suspect. Soudain, un coup de feu a éclaté à l’extérieur. Je suis sorti en courant. L’homme gisait dans une mare de sang.

Le colonel venait de lui tirer une balle dans la tête. –À-t-il cherché à s’échapper, mon colonel? –Ce sont tous des terroristes. Viens, on part. –J’appelle une ambulance? –Non! Allez, on part.

Le lendemain, les habitants du quartier trouvaient un cadavre: encore un acte terroriste... Qui était cet homme? Je ne l’ai jamais su».

Un crime, parmi d’autres, qui se retrouve encore une fois sur les devants de la scène, et que le nouveau roman de Kamel Daoud ne manquera pas de ressusciter. Saïd Chengriha n’est de surcroît pas le seul protagoniste de cette période. En juin dernier, Abdelkader Haddad, alias Nasser El Djen, a été propulsé à la tête de la Direction générale de la sécurité intérieure (DGSI). C’est le patron des renseignements intérieurs algériens. Or, il n’est autre qu’un tortionnaire notoire des années 90, qui doit son surnom («le diable» en arabe dialectal) à sa cruauté légendaire.

Nasser El Djen, promu au grade de général le 5 juillet 2022, est un ancien officier du Centre principal militaire d’investigations de Blida, relevant du Département du renseignement et de la sécurité (DRS), où il a fait ses armes au début des années 90 avant d’intégrer le Groupement d’intervention spécial (GIS), unité d’élite qui assurait les opérations spéciales contre les maquis dits terroristes. Ayant la gâchette facile, on lui attribue l’assassinat de centaines de détenus durant la «décennie noire», et on le considère comme l’un des criminels de guerre les plus sanguinaires encore en liberté. Revenu aux affaires en novembre 2021, après un exil forcé en Espagne, il a été propulsé à la tête du Centre principal des opérations, relevant de la Direction générale de la sécurité intérieure (DGSI) et servant aux interrogatoires musclés des responsables civils et militaires en rupture de ban avec le «Système». L’ex-tortionnaire attitré du DRS a ensuite été promu numéro 2 de la DGSI, où officiait depuis l’été 2022 le général Djamel Kehal Medjdoub. Or, ce dernier étant gravement malade, c’est Nasser El Djen qui en est devenu le dirigeant effectif avant d’y être officiellement nommé.

Les crimes et abus commis par ces responsables sont passibles des plus hautes juridictions à l’échelle internationale. Preuve en est que l’ancien ministre de la Défense, Khaled Nezzar, avait été auditionné, entre le 2 et 4 février 2022, par le ministère public de la Confédération suisse, qui a retenu contre lui les charges de crimes de guerre et de crimes contre l’humanité. À l’origine de cette procédure, l’ONG Trial International, et ce, suite aux plaintes déposées par des dizaines de victimes algériennes depuis 2011. Le ministère public suisse «retient que de nombreux crimes de guerre et crimes contre l’humanité ont été commis alors que M. Nezzar dirigeait la junte militaire et officiait comme ministre de la Défense au début de la guerre civile algérienne». Entre autres: des exécutions extrajudiciaires, des actes de torture et des disparations forcées, en plus d’assassinats dans le contexte d’une attaque systématique et généralisée contre la population civile entre janvier 1992 et janvier 1994, alors qu’il était l’homme fort du Haut Conseil d’État.

À elle seule, cette affaire avait rendu groggy tout l’appareil d’État algérien. La décision du ministère public de la Confédération helvétique (procureur général) de transmettre le dossier d’accusation du général à la retraite, aujourd’hui décédé, au tribunal pénal fédéral, afin d’y être jugé pour crimes de guerre et crimes contre l’humanité, a semé la panique au sein de la junte algérienne. Cette dernière a ordonné au ministère algérien des Affaires étrangères de brandir, à travers un communiqué publié le jeudi 31 août 2023, des menaces de rupture des relations diplomatiques avec la Suisse. Le récit de «Houris» ouvrira sans doute la voie à d’autres recours à la justice internationale et d’autres procès. De quoi faire vivre au régime d’Alger son pire «momentum».

Par Tarik Qattab
Le 07/11/2024 à 16h55