La décision du ministre de l’Education nationale et de l’enseignement supérieur, Saaïd Amzazi, autorisant la création de nouvelles facultés privées de médecine à Rabat et à Agadir, «sans études préalables ni terrains de stages, crée un précédent dangereux», proteste le docteur Saâd Agoumi, président fondateur d'honneur du Collège syndical national des médecins spécialistes privés (CSNMSP).
En effet, à l’issue de deux réunions convoquées dans la précipitation au lendemain du scrutin du 8 septembre, tenues les 9 et 10 septembre sous la présidence d'Amzazi, deux nouvelles facultés privées de médecine, l’une rattachée à l’Université internationale de Rabat (UIR), l’autre relevant de l’Université Internationale d’Agadir (Universiapolis), ont obtenu leur autorisation du ministère, sans avoir à justifier de la disponibilité d’un hôpital adapté aux stages des futurs étudiants, comme l’exigent les dispositions légales.
Révélée par Le360, l’affaire a fait l’effet d’une bombe sur l’opinion publique et la classe politique, qui s’interrogent sur les raisons ayant poussé Amzazi à offrir, dans le temps mort du gouvernement El Othmani, deux précieux visas dérogatoires. Plusieurs voix s’élèvent parmi les députés pour demander une enquête dans le cadre d’une mission d’information parlementaire.
Seulement voilà, alors que l’affaire continue à faire des vagues, Amzazi, entouré de ses communicants de crise, a réagi, le samedi 18 septembre dernier, en truffant les réseaux sociaux de posts louant son action en direction des facultés privées de médecine, quitte à faire passer des messages qui ne reflètent pas la réalité sur le terrain. A l’image de celui-ci, dans lequel il est mentionné que «les facultés de médecine privées doivent répondre à un cahier des charges très précis, qui exige d’elles notamment de disposer d’un CHU privé répondant aux normes du ministère de la Santé et accrédité par ce dernier».
Faut-il rappeler à Amzazi que les deux nouvelles facultés autorisées par son ministère ne sont adossées à aucune structure hospitalière? Celle de Rabat, affiliée à l’UIR, a fait part de son intention de construire un hôpital de 400 lits, dont les travaux n’ont toujours pas commencé. S’agissant de la faculté d’Agadir, Universiapolis reste à ce jour muette sur la question et l’on ne sait pas encore si elle compte vraiment s’équiper d’un Centre hospitalier universitaire (CHU). Le ministre semble dire une chose sur les réseaux sociaux et en faire une autre dans la réalité.
«On ne met pas la charrue avant les bœufs, On ne peut pas imaginer une faculté de médecine sans que celle-ci ne soit immédiatement rattachée à un terrain de stage déjà installé», s’indigne le Dr Saâd Agoumi.
Le docteur Tayeb Hamdi, président du Syndicat national de médecine générale (SNMG), abonde dans le même sens. «Il serait complètement insensé, appuie-t-il, de prendre le risque de créer une faculté de médecine sans hôpital».
Les professionnels de la santé s’interrogent sur le sort qui sera dévolu aux étudiants de ces nouvelles facultés si celles-ci trouvent des difficultés à honorer leurs engagements et à assurer par la suite la disponibilité d’un CHU. A quoi serviront les cahiers des charges d’Amzazi si toute une promotion d’étudiants arrive à la troisième année sans avoir eu accès à un terrain de stage adapté, doté d’un nombre de lits suffisants, d’un équipement de pointe et d’un encadrement de qualité?
L’exemple de la Faculté privée de médecine de Marrakech (FPMM) est à cet égard édifiant. Dans un précédent article, nous avons relevé à juste titre que le cahier des charges auquel fait référence Amzazi sur sa page Facebook n’aura finalement servi à rien. Les promesses du ministre et du groupe KMR de Mohamed Kabbaj (maison mère de l’Université privée de Marrakech, à laquelle est rattachée la FPMM), consistant à construire un CHU de 250 lits et dont la livraison était annoncée pour début octobre 2019, sont restées lettre morte.
«En l’absence d’un terrain de stage approprié, les nouvelles facultés seront contraintes de bricoler en envoyant les étudiants aux dispensaires et centres de santé, sans aucun encadrement», regrette le Dr Saâd Agoumi, pour lequel l’octroi de cette nouvelle vague d’autorisations relève d’une «désorientation complète du système de santé au Maroc». Elle porte, dit-il, un préjudice à l’avenir de la profession et surtout à la qualité des soins dispensés aux citoyens.
«On ne peut pas se permettre de laisser la vie des êtres humains entre les mains de gens qui ne sont pas armés de compétences nécessaires. La médecine s’apprend auprès des patients, des enseignants et des maîtres de stage», insiste à son tour le Dr Tayeb Hamdi.
Les cours magistraux dans les amphithéâtres ne suffisent pas pour former de bons médecins. Le minimum que l’on doit exiger d’une faculté de médecine, c’est d’avoir un hôpital, ajoute ce chercheur en politiques et systèmes de santé (Tayeb Hamdi est également le vice-président de la Fédération nationale de la santé, affiliée à la CGEM).
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L’obstination du ministre sortant d’accorder l’agrément à l’UIR et à Universiapolis est pour le moins surprenante. Lors de leur mouvement de grève en 2019, le plus long dans l’histoire des facultés publiques au Maroc, les étudiants de médecine demandaient au gouvernement de cesser d’autoriser la création de nouvelles facultés privées.
Ce point précis figurait en tête des doléances exprimées alors par les grévistes. Amzazi n’a pas accordé d’intérêt à cette revendication. «Le ministre a opposé un refus catégorique à cette demande», se rappelle Oussama Bouayad, membre de la Coordination nationale des étudiants en médecine (CNEM).
Ce jeune doctorant, qui s’apprête à soutenir sa thèse dans les semaines à venir, remet en question l’argument avancé par Amzazi selon lequel ces nouvelles facultés serviraient à combler le besoin pressant de médecins au Maroc. Citant des chiffres attribués à l’OMS, le ministère vise à former 5.000 médecins à l’horizon 2025 contre 3.000 en 2021.
«Le nombre de diplômés des facultés de médecine au Maroc est passé de 1.800 en 2011 (public uniquement) à 3.000 en 2021 (public et privé), soit une hausse de plus de 66%. Or, le nombre d’amphithéâtres ainsi que l’effectif des enseignants est resté quasiment inchangé durant la même période», note Bouayad. Selon lui, l’augmentation du nombre d’étudiants, notamment dans le secteur privé, se fait au détriment de la qualité de la formation dans le secteur public.
La politique encourageant la création de nouvelles facultés de médecine, alors qu’on garde le même effectif de professeurs, a conduit à la paupérisation de la formation, soutient le Dr Tayeb Hamdi. Les nouvelles facultés privées n’ont pas d’autre choix que de puiser dans les ressources du secteur public. Pour remédier à cette situation, le président du SNMG propose de «mettre à contribution le secteur privé qui regorge d’anciens enseignants, professeurs agrégés, maîtres assistants, chefs de services dans les CHU, etc.».
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Par ailleurs, Oussama Bouayad attire l’attention sur les capacités limitées des terrains de stage dans les CHU du public, se traduisant par un niveau dégradé du ratio nombres d’étudiants/lits: «Mon père, médecin diplômé en 1985, pouvait soigner 5 patients avec lesquels il était en contact lors de son stage hospitalier. Aujourd’hui, nous sommes quatre étudiants à traiter un seul patient, soit un quart de patient pour chaque étudiant. Je vous laisse imaginer ce que peut ressentir le patient quand il est interrogé par 4 ou 5 étudiants en troisième année de médecine», témoigne l’ancien coordinateur de la CNEM.
La situation sera encore plus inquiétante avec la très attendue réforme des études médicales censée introduire, au titre du premier cycle, un stage de sensibilisation à l’exercice médical et un autre consacré aux soins infirmiers.
«Nous sommes en besoin criant de terrains de stage. Lors de la grève de 2019, le ministère s’est engagé à limiter les stages dans le public aux seuls étudiants des facultés publiques. Ce deal n’a malheureusement pas été respecté», dénonce Oussama Bouayad, qui a lui-même dû côtoyer un groupe d’étudiants d’une faculté privée lors de son stage de fin d’étude (en septième année) dans un hôpital public de la région de Fès.
Pour alléger la pression sur les CHU du public, le Dr Tayeb Hamdi suggère d’étendre les stages aux cabinets de médecine libérale. «Il y a lieu de former les médecins du privé pour qu’ils soient maîtres de stages», a lancé le président du SNMG. Plusieurs praticiens pensent en effet qu’une partie de la solution aux maux de l’enseignement de la médecine au Maroc se trouve dans la mise en place de corridors de coopération entre le privé et le public.