Dans ses mémoires, Juan Carlos d’Espagne fait plusieurs révélations sur son amitié royale avec Hassan II

Le roi Juan Carlos 1er d'Espagne et le roi Hassan II.

ChroniqueDans la géographie intime des rois, certaines distances ne se mesurent pas en kilomètres, mais en affinités électives, en résonances historiques et en destins parallèles. Dans son livre «Réconciliation - Mémoires», Juan Carlos Ier d’Espagne consacre de belles pages à la proximité la plus décisive de son règne et de sa vie: ni Paris ni Londres, ni même Washington. Mais le Sud, par-delà les eaux bleu-acier du détroit de Gibraltar, définissant ses liens avec Hassan II d’une manière qui transcende la simple diplomatie pour toucher à l’essence des régimes monarchiques.

Le 14/12/2025 à 10h59

Cette confidence, parmi tant d’autres révélations politiques et personnelles, éclaire d’un jour radicalement nouveau les coulisses de l’histoire contemporaine. Elle raconte une amitié personnelle aussi forte qu’inattendue, née dans le bras de fer brûlant de la décolonisation, forgée dans les secrets d’État et les parties de golf sur les greens de Rabat, et survivant jusqu’à présent. À travers le prisme de cette relation unique racontée par Juan Carlos dans «Réconciliation - Mémoires» (Stock, novembre 2025), ce sont soixante ans d’histoire commune, de crises transformées en victoires partagées, de dialogues secrets et de destins entrelacés qui se dessinent, révélant comment la fibre personnelle entre deux souverains a pu, à maintes reprises, influencer la géopolitique d’une région tout entière. Mais tout autant une proximité philosophique et historique profonde: ce sont deux royaumes au sens médiéval du terme. Un pouvoir sacré commun les fonde, et les rapproche de manière indélébile.

L’exil et l’attraction du Sud: un refuge familial dans la tradition monarchique

Lorsque, en août 2020, le roi émérite, éclaboussé par des scandales financiers et une défiance croissante de l’opinion publique espagnole, prend la décision douloureuse de quitter l’Espagne, son esprit se tourne instinctivement vers deux terres d’asile, deux terres de cœur: le Portugal et le Maroc. «Je m’imaginais partir au Portugal, où j’ai passé une bonne partie de ma jeunesse. C’est pour moi une seconde patrie: j’y ai des amis et je parle encore bien la langue», confie-t-il, évoquant avec nostalgie Estoril et ses paysages. Le pragmatisme du vieux roi reprend le dessus: «Mais les journalistes et les paparazzis m’y auraient repéré en quelques heures, comme dans n’importe quel autre pays européen. Le Maroc, lui aussi très fréquenté par les Espagnols, n’était pas suffisamment éloigné.»

Ce réflexe profond– envisager presque naturellement le Maroc comme un refuge possible, une terre d’accueil– n’est pas né de la dernière crise. Il ne s’agit pas d’un calcul opportuniste, mais d’un schéma psychologique et familial ancré de longue date. Il plonge ses racines dans l’histoire intime et tourmentée des Bourbons d’Espagne au XXe siècle. Juan Carlos se souvient en effet que, dans les années soixante-dix, ses propres parents, Don Juan de Borbón, comte de Barcelone et prétendant au trône, et María de las Mercedes, qui vivaient un long exil doré et frustrant à Estoril après la prise de pouvoir de Franco, ont frôlé le même destin, face à la même terre d’accueil. «Pendant la Révolution des Œillets en 1974, alors que certaines personnes les incitaient à partir et que le roi Hassan II les invitait à s’installer au Maroc, mes parents n’ont jamais envisagé cette possibilité de quitter le Portugal», raconte-t-il. L’épisode, anecdotique en apparence, est hautement révélateur: il démontre l’existence ancienne d’un filet d’amitié marocain, tendu à chaque fois vers la famille royale espagnole en des temps incertains. Hassan II, déjà, positionnait le Royaume du Maroc comme une alternative monarchique solide, un havre de discrétion et de considération entre pairs, face aux tumultes politiques européens– la révolution portugaise menaçant de balayer l’ordre établi qui protégeait les Bourbons. Le Maroc se présentait ainsi non comme une simple nation étrangère, mais comme l’antichambre d’un possible sanctuaire dynastique, une extension naturelle de l’espace de solidarité entre couronnes.

Cette géographie mentale de refuge explique pourquoi, près d’un demi-siècle plus tard, l’esprit de Juan Carlos a immédiatement bifurqué vers le Sud. Le choix final s’est porté sur Abu Dhabi, mais la logique était similaire: trouver un abri dans le monde arabe, hors du champ médiatique européen, dans un État où la stature d’un ancien monarque serait comprise et respectée selon des codes communs. Le Maroc fut la première option naturelle, le modèle de ce type d’asile politique et personnel.

1975: le baptême du feu et la rencontre des Titans

Le véritable fondement de la relation personnelle entre Juan Carlos et Hassan II ne s’est pourtant pas construit dans le confort feutré d’un palais morisque, mais dans la fournaise d’une crise qui faillit embraser la région et précipiter l’Espagne dans un conflit désastreux. Nous sommes en octobre 1975. Le général Franco, moribond, vient de transférer ses pouvoirs au prince Juan Carlos, qui assume la charge de chef de l’État par intérim dans une atmosphère de fin de règne étouffante. L’Espagne, déjà en pleine transition intérieure vers un avenir incertain, «affrontait une grave crise extérieure», se souvient Juan Carlos. Face à elle, le génie stratégique du roi Hassan II allait définitivement sceller une amitié sincère.

Ce dernier, pour faire valoir les droits historiques du Maroc sur le Sahara occidental alors sous administration espagnole, conçoit la «Marche verte», un coup de maître politique. Le défi est audacieux, brillant, d’une redoutable efficacité psychologique. «Une multitude de civils armés du Coran et de drapeaux nationaux se dirigèrent vers la principale ville de la région, El Aaiún», se remémore Juan Carlos. Il perçoit immédiatement la profondeur de l’enjeu, qui dépasse le simple contentieux colonial: «Je compris qu’il s’agissait d’un moyen d’imposer la souveraineté du Maroc sur ce territoire (…) pour assurer son contrôle sur la région, face à une Algérie hostile.» La marche n’est pas seulement dirigée contre Madrid, elle est un message pour Alger et pour la nation marocaine, un ciment unitaire.

Le jeune chef de l’État par intérim, héritier d’un régime franquiste qu’il doit dépasser sans encore le renier, est pris en étau. D’un côté, une armée espagnole puissante, mais dont la légitimité à tirer sur une foule pacifique est nulle. De l’autre, la pression d’une frange du régime pour une réponse ferme, et la crainte d’une humiliation historique. La guerre, sanglante et sans issue, guette. C’est alors qu’il prend une décision solitaire, chevaleresque et risquée, qu’il dévoile pour la première fois dans ses mémoires: un voyage secret au cœur du Sahara contesté. «Je décidai de me rendre sur place… Les ministres tentèrent de m’en dissuader, mais je savais qu’en cas de danger, le chef de l’armée devait être aux côtés de ses troupes. J’avais hérité des pleins pouvoirs de Franco; personne ne pouvait m’en empêcher. Je pilotai l’avion et arrivai dans la zone de conflit.»

Du ciel, il observe le mouvement de foule, cette marée humaine inarrêtable. Sur le terrain, il prend la pleine mesure de l’impasse militaire, politique et morale. Il s’adresse alors à ses troupes avec une clarté réaliste et digne qui scelle le destin du territoire: «Nous allons nous retirer du Sahara, mais dans l’ordre et avec dignité. Non parce que nous aurions été vaincus, mais parce que l’armée espagnole ne peut tirer sur une foule de femmes désarmées.» La décision est prise. L’Espagne cèdera le territoire. Mais c’est la manière dont cette décision est communiquée et gérée qui va tout changer pour la relation bilatérale.

Car le coup de maître diplomatique, celui qui instaure entre les deux hommes une confiance immédiate et une estime réciproque indélébile, se produit à son retour à Madrid. Devant un Conseil des ministres sceptique, méprisant envers ce prince qu’ils considèrent comme inexpérimenté et faible, Juan Carlos, fort de son observation sur le terrain et d’une intuition qu’il puise dans sa connaissance naissante, mais aiguë du Maroc, affirme avec une certitude déconcertante que Hassan II va l’appeler dans les minutes qui viennent pour suspendre la Marche. Il anticipe la réaction du souverain marocain, comprenant que le geste de Juan Carlos (sa visite au front) appelle en miroir un geste de grandeur de sa part. «Au bout d’une demi-heure, mon aide de camp interrompit la réunion pour m’annoncer que le roi du Maroc souhaitait me parler. Quelle satisfaction ce fut de voir le visage de tous ces ministres qui me sous-estimaient!»

La conversation, brève, directe, sans fioritures, pose les bases d’une relation d’égal à égal, de souverain à souverain. «—Je te félicite d’être allé auprès de tes soldats», me dit-il sans préambule. —Nous pouvons maintenant discuter du Sahara en toute sérénité et parler des relations entre nos deux pays», répondis-je.» Juan Carlos conclut, non sans une fierté palpable encore des décennies après: «Aucun de nous n’avait perdu sa dignité. Nous devînmes ensuite des amis intimes.» Dans cet échange téléphonique historique, Hassan II reconnaît la stature de son homologue; Juan Carlos reconnaît la réalité du rapport de force sans acrimonie. La crise se dénoue par le haut. Une défaite diplomatique se transforme, par l’intelligence des deux hommes, en fondation d’une alliance personnelle.

La diplomatie du golf et l’art de Hassan II de dire «non!» avec grâce

De ce «baptême du feu» commun naît une complicité qui allait irriguer discrètement, mais puissamment quatre décennies de relations hispano-marocaines, par-delà les inévitables tensions gouvernementales, les crises de pêche, les litiges sur les migrants ou les différends politiques. Juan Carlos, qui avait développé sa propre méthode pour détendre les atmosphères («Pour briser la glace, surtout lors de réunions difficiles, je commençais par une plaisanterie. J’essayais d’alléger l’atmosphère afin d’aborder les sujets complexes dans un climat serein»), découvre chez Hassan II un véritable maître en diplomatie informelle, un virtuose des coulisses.

La leçon est d’importance et le roi d’Espagne la retient comme un précieux héritage stratégique et comportemental. Et il révèle alors le secret marocain pour les discussions les plus délicates, une formule qui en dit long sur le style de gouvernance de Hassan II: «Le roi Hassan II du Maroc m’a fait comprendre une chose: il est plus facile de refuser un service à quelqu’un en marchant qu’en face-à-face, coincé derrière un bureau. Voilà pourquoi il jouait si souvent au golf!»

Cette image du golf comme terrain de négociation discrète, d’échange en mouvement, résume à elle seule l’essence de leur relation: un dialogue constant, la possibilité de dire «non!» sans froisser, un ton direct qui court-circuite souvent les lourdeurs bureaucratiques et les canaux officiels pour désamorcer les crises dans l’œuf. Le protocole cède la place à la conversation d’homme à homme. «Il m’arrivait de l’appeler directement pour tenter d’aplanir ou de désamorcer un problème», écrit Juan Carlos, décrivant un accès privilégié et immédiat. Leur langue commune était le français, une langue tierce et neutre, loin du cérémonial pesant des cours. «Peu à peu, nous établîmes un contact simple et direct, éloigné de la pompe et du cérémonial de la cour marocaine. Notre amitié apporta de la stabilité aux relations bilatérales. Les tensions entre nos gouvernements n’affectaient pas la cordialité de nos échanges.»

Cette capacité à séparer le lien personnel des contentieux d’État fut un facteur de stabilité inestimable pour la région. Elle permit de gérer des dossiers explosifs comme celui de Sebta et Mellilia, avec un pragmatisme et une temporisation sage. Hassan II, réaliste quant à la sensibilité extrême de la question en Espagne, adoptait une approche à très long terme, évitant soigneusement de piéger son ami dans une impasse: «Il me disait souvent: ce sera à la prochaine génération de régler cela.» Une façon élégante et efficace de mettre l’espoir dans l’avenir et à la force d’une relation qu’il s’agissait avant tout de préserver et de transmettre.

Une amitié royale et une relation familiale

Cette «véritable histoire d’amitié», comme la qualifie sans ambages Juan Carlos, était tissée d’un respect mutuel profond et d’une admiration sincère. «L’intelligence du roi Hassan m’impressionna», reconnaît-il sans détour, un compliment rare dans le monde très codé des relations entre souverains. Elle était aussi, et peut-être surtout, une relation familiale, scellée dès les premiers jours du règne de Juan Carlos par la présence symbolique du jeune prince héritier Sidi Mohammed, alors âgé de douze ans, à son intronisation en 1975. Ce geste d’Hassan II, envoyer son fils représenter le Maroc, n’était pas anodin: il inscrivait d’emblée la relation dans la durée, dans la continuité dynastique.

Juan Carlos, ému, se souvient de cette marque de confiance et de la rencontre qui s’ensuivit en 1979 lors de son premier voyage officiel au Maroc, où il put rencontrer toute la famille royale. Le lien se construisait ainsi sur deux générations, préparant l’avenir. La mort de Hassan II en 1999 fut donc une perte personnelle profonde pour le roi d’Espagne, qui l’avait visité peu avant, voyant son ami «apaisé, heureux d’être entouré de sa famille». «Je me rendis avec la reine à la célébration de son soixante-dixième anniversaire, alors qu’il était déjà très malade… Il mourut deux semaines plus tard… J’ai perdu un ami», écrit-il, dans un laconisme qui dit la tristesse.

Mais le legs de cette amitié a survécu, et c’est peut-être là son plus beau succès. Juan Carlos perçoit la monarchie marocaine comme relevant d’une «grande famille de têtes couronnées», une fraternité d’essence qui dépasse les alliances politiques ponctuelles et même les spécificités des dynasties européennes. Cette vision se concrétise de manière tangible et touchante dans l’affection que porte Juan Carlos au roi Mohammed VI. Il évoque une grande unité d’esprit entre les deux couronnes.

Les 14 kilomètres de l’âme

Les souvenirs sur Hassan II racontés par Juan Carlos dans ses mémoires représentent une clé essentielle pour comprendre la singularité et la profondeur du lien hispano-marocain au plus haut niveau de l’État. Une connexion forgée non pas dans la simple recherche d’une alliance d’intérêt, mais dans une reconnaissance mutuelle instinctive et immédiate de la nature sacrée, historique et solitaire de la fonction royale. C’est la reconnaissance d’une fraternité d’essence devant l’Histoire.

Les 14 kilomètres du détroit de Gibraltar ont ainsi été, pour Juan Carlos, bien plus qu’une frontière maritime. Ils ont été la distance critique où se joua son premier et plus grand test de souveraineté, où naquit une amitié improbable et forte, et où, finalement, son regard chercha instinctivement un refuge lorsque les tempêtes de la vie publique espagnole devinrent trop fortes. Dans cette étroite bande de mer, se condensent toutes les richesses de la relation: le dialogue secret, la géopolitique implacable, la chaleur d’une amitié personnelle et l’avenir de la coopération.

«Réconciliation - Mémoires», Juan Carlos Ier d’Espagne, 512 pages, Éditions Stock, 2025. Prix public: 350 DH.

Par Karim Serraj
Le 14/12/2025 à 10h59