L’Algérie doit tout à ses deux anciennes puissances colonisatrices. Elle doit à la France ses frontières formées à l’ouest de territoires arrachés au Maroc (Tidikelt, Gourara, Saoura, Béchar, Tindouf, Tabelbala, etc.); et à la Turquie ses mœurs politiques directement héritées des méthodes expéditives de l’odjak des janissaires de la période ottomane (années 1500-1830).
Au sein du «Système» algérien, les rapports de force n’ont cessé de changer depuis les années de l’indépendance, de nouvelles «familles» s’étant introduites dans le cercle fermé des profiteurs de l’indépendance. Entre elles, le marchandage est âpre et complexe, car leurs intérêts économiques, donc politiques, sont contradictoires. Pour nous en tenir à ces dernières années, voyons ce qui s’est passé durant la période Bouteflika.
Comme tous les présidents algériens, Abdelaziz Bouteflika fut mis au pouvoir par l’armée. Cependant, à la différence de ses prédécesseurs, il voulut se dégager de sa pesante tutelle, ce qu’il tenta de faire de deux manières:
1- L’économie algérienne étant contrôlée par la caste militaire à travers une clientèle d’obligés ou d’associés civils, il créa un contre-pouvoir économique, celui des «oligarques», qui bâtirent leurs indécentes fortunes en dehors des réseaux militaires grâce à l’octroi de très généreux «prêts» bancaires.
2- Afin de briser l’unité de l’armée, le président Bouteflika souffla sur les braises de ses consubstantiels conflits internes.
Monolithique lorsqu’il s’agit de défendre ses intérêts de caste, l’armée algérienne fut en effet longtemps divisée en deux grands courants:
- Le premier était composé des officiers de l’armée française qui, sentant «le vent tourner», avaient déserté pour rejoindre le FLN quand il fut évident que le général de Gaulle allait reconnaître l’indépendance de l’Algérie. Ces hommes qui n’avaient aucune légitimité «patriotique» aux yeux des combattants de l’intérieur furent «récupérés» par le colonel Boumédiène, auquel ils apportèrent leur savoir-faire en échange de sa protection et de sa caution. Ils furent ses plus fidèles soutiens, lui permettant d’asseoir durablement son pouvoir et d’enraciner le «Système».
- Le second grand courant était incarné par les officiers formés dans les pays arabes et qui, à l’image de ce qui se faisait alors en Égypte ou en Syrie, étaient partisans d’une ligne dure à l’égard de l’Occident. Arabophones et marqués par le nationalisme arabe, ils incarnaient un courant révolutionnaire.
Les fondateurs de ces deux ensembles ont disparu, mais leurs héritiers forment toujours la colonne vertébrale du «Système» à travers l’emboîtement de clans régionaux et politiques.
En Algérie, le «Système» désigne la nomenklatura qui dirige le pays ainsi que ses institutions et son organisation du pouvoir. Les Algériens le redoutent, le moquent et en désespèrent, mais tout en l’enviant et en rêvant d’en faire partie…
Le «Système» est une nébuleuse dans laquelle s’enchevêtrent le haut commandement militaire, le complexe militaro-pétrolier, la direction de l’islam national, les chefs des partis et des institutions publiques, ainsi que les juges.
Noyau dur du «Système», l’association des anciens moudjahidines (l’ONM) prélève, à travers le ministère des Anciens combattants, 6% du budget de l’État algérien, soit plus que les budgets des ministères de l’Agriculture (5%) et de la Justice (2%).
En 2015, l’ancien ministre Abdeslam Ali Rachidi jeta en pavé dans la mare quand il déclara que «tout le monde sait que 90% de ces anciens combattants, les moudjahidine, sont des faux» (El Watan, 12 décembre 2015).
La recherche effrénée du statut d’ancien moudjahid s’explique parce que les titulaires de la précieuse carte, ainsi que leurs ayants droit, touchent une rente de l’État, bénéficient de prérogatives, jouissent de prébendes et disposent de passe-droits. Cette carte permet d’obtenir une licence de taxi ou de débit de boisson, des facilités d’importation, notamment de voitures hors-taxes, des réductions sur le prix des billets d’avion, des facilités de crédit, des emplois réservés, des possibilités de départ à la retraite, des avancements plus rapides, des priorités au logement, etc.
Le poids politique de l’ONM s’exerce à travers le maillage du pays par plusieurs associations nationales. Il en est ainsi de l’ONEC (Organisation nationale des enfants de chouhada), le CNEC (Coordination nationale des enfants de chouhada) ou encore l’ONEM (Organisation nationale des enfants de moudjahidine). Cette dernière, qui compte 1,5 million d’adhérents, a des antennes dans toute l’Algérie et même en France.
Témoin impuissant, le peuple algérien observe, résigné après l’échec du Hirak, les règlements de comptes qui agitent la tête de ce «Système», né en 1962 du coup d’État réalisé par l’armée des frontières contre le Gouvernement provisoire de la République algérienne (GPRA).