Il est morisque, né à Grenade, échappé de la péninsule ibérique dans le contexte de l’Inquisition pour se retrouver d’abord à Mazagan sous occupation portugaise, à partir de laquelle il s’échappa vers l’Azemmour voisine, puis regagna la capitale impériale Marrakech où il devint secrétaire et traducteur à la cour d’Ahmed al-Mansour.
De là, un peu plus tard, lui parvinrent les drames vécus par les réfugiés morisques chassés par les édits d’expulsion, de même que les pillages subis sur le chemin de l’exode, avant d’être désigné par le sultan Moulay Zidane en tant qu’ambassadeur aux pays des Francs et des Flandres afin de restituer les biens indûment extorqués et de constituer une solide alliance…
C’était une nouveauté pour le Maroc que de dépêcher des embachadores musulmans en terre chrétienne.
Les Saâdiens avaient déjà envoyé des missions diplomatiques en Europe, en particulier celle que dirigea l’aventurier et armateur de nationalité française Louis Cabrette, mandaté par le sultan Abd-el-Malek auprès de Philippe II puis à la cour française d’Henri III, alors que le chirurgien-barbier niçois et ancien sujet du duc de Savoie, Guillaume Bérard, était promu en 1577 au rang de premier consul de la nation française.
Les citoyens juifs n’étaient pas en reste, comme le prouvent les missions de Samuel Pallache!
Mais l’histoire retient peu de noms musulmans rendus en ambassade dans un pays chrétien depuis le Royaume du Maroc, à l’instar d’Abd-el-Wahid Annuri, secrétaire d’Al-Mansour et ambassadeur à la cour d’Élisabeth d’Angleterre.
L’embarquement se fit en 1610 depuis la ville atlantique de Safi, siège de maisons de commerce et de consulats étrangers, pour arriver au terme de trente jours de traversée au Hâvre de Grâce, port et place fortifiée surgie des marais de l’estuaire.
Afoqay était accompagné par deux Morisques nouvellement réfugiés au Maroc, installés tous à l’Hôtel de Ville, appelé Logis du Roy pour y avoir domicilié deux souverains, dont François 1er.
La prochaine destination était Rouen qui était, en ces temps-là, une des premières places maritimes du pays et carrefour entre les voies terrestres et fluviales insérées dans le commerce international.
Ses marchés étaient un exemple vivant de cosmopolitisme, faisant se côtoyer plusieurs nationalités au milieu d’une abondance de produits exotiques allant du sucre du Maroc aux épices de Sumatra, en passant par le bois rouge du Brésil prisé par les teinturiers.
En plus de sa vocation commerciale tracée bien avant sa période ducale, Rouen était un important centre administratif, doté d’un Parlement accompagné d’une présence nobiliaire marquée.
Afoqay n’y fut pas plus tôt établi qu’il reçut la visite d’un négociant qu’il avait connu à Marrakech, spécialisé dans le drap du sceau de Rouen teint de soie. Tout comme il rencontra le magistrat au Parlement avec lequel il orienta la discussion sur le sort des Andalous.
Peu après, les trois émissaires du sultan arrivèrent à Paris, revêtus des habits de cérémonie de leur pays d’accueil pour présenter la lettre dont ils étaient chargés au secrétariat du chef du Conseil du roi.
Mais c’était bien leur chance d’être arrivés juste après l’assassinat du roi Henri IV!
Sa veuve Marie de Médicis, qui assurait la régence au nom de son fils, n’était pas connue pour ses positions des plus conciliantes envers les Morisques.
Au-delà de la politique, que serait Paris sans ses personnalités hautes en couleur, ses savants, ses artistes et ses hommes de lettres!
Afoqay y fit connaissance avec le Copte Yusuf ibn Abou Dhaqn, dit Abudacnus, qui donnait des leçons d’arabe aux linguistes européens, ou encore avec l’orientaliste hollandais Thomas Van Erpe, surnommé Erpenius, sur lequel il avait fait si forte impression qu’il le décrivit dans une lettre à Isaac Casaubon -un autre célèbre arabiste- comme un homme civilisé et intelligent.
C’est par l’introduction d’Erpenius qu’Afoqay devait rencontrer Étienne Hubert, professeur de langue arabe au Collège royal, mandé auparavant à la cour d’al-Mansour en tant que médecin, comme il avait été dépêché en Espagne pour acquérir les meilleurs livres composés par les Arabes.
Afoqay rapporte, dans son carnet de voyage, la nature de leurs échanges intellectuels qui ont convergé sur la science pour se séparer sur les questions religieuses, particulièrement autour du rang de Jésus ou de la Trinité.
Bien vite, notre émissaire devait reprendre la route, cette fois en direction de Bordeaux où se trouvait un tribunal consacré aux affaires des Morisques.
Son désappointement fut cependant grand quand il apprit que le maître des requêtes chargé du passage des Morisques en France était absent, rendu en urgence à Saint-Jean-de-Luz où quarante mille Castillans étaient venus grossir les rangs des milliers d’autres rescapés, en de longues processions désolées.
Les traversées en mer n’étaient pas moins porteuses d’atrocités.
Ne disait-on pas que les Provençaux avaient surnommé les sardines Grenadines, tellement elles étaient repues de la chair des Maures transformés en pâture aux poissons, après qu’ils eurent été victimes de naufrages, d’épuisement, de faim, de maladie, quand ils n’étaient pas jetés par-dessus bord par criminelle convoitise des mariniers!
À Bordeaux, belle ville dotée d’un grand port de commerce, située au bord d’un fleuve appelé La Garonne aux eaux riantes et aux rives verdoyantes, Afoqay et ses amis avaient élu domicile dans le logis d’une vieille femme et menaient leurs activités en toute discrétion, jusqu’au jour où ils reçurent la visite d’un officier principal, avec ordre de comparaître devant le juge.
Principal chef d’accusation: la pratique de rites musulmans (définis en des termes peu amènes).
Ce que confirma Afoqay, en se prévalant d’être émissaire dans l’exercice, au service de Sa Majesté le sultan du Royaume du Maroc, doté d’un laissez-passer des autorités françaises, alors que ses deux autres compagnons morisques se présentèrent en tant que chrétiens.
Afoqay eut l’occasion de rencontrer le conseiller au Parlement de Bordeaux, avec lequel il engagea des discussions politiques et religieuses.
Mais le dossier n’avançant pas d’un iota, la délégation entreprit de solliciter le Parlement de Paris.
Là, Afoqay revit Etienne Hubert qui lui fit visiter les trésors de l’abbaye de Saint-Denis, considérés comme les plus somptueux des églises de France.
La première de ces richesses, symbolique, est la sépulture de Saint-Denis, martyrisé à Montmartre (Le Mont des martyrs), avant d’être enseveli ici, selon la légende, pour voir reposer ensuite à ses côtés les rois de France, à commencer par Dagobert.
Parmi les richesses de l’abbaye royale: une couronne en or massif surmontée d’un rubis qui a servi au sacre des rois de France, dont dernièrement Marie de Médicis, un sceptre en or présenté comme étant celui du roi Dagobert, un vase en cristal de roche attribué à Salomon, cerné de feuillages et d’oiseaux sous lesquels Afoqay dit avoir distingué une écriture arabe dont il aurait déchiffré deux mots, attributs divins: Al-Hadi, le Guide, et Al-Kafi, le Seul Indispensable.
Certains arguent que ce vase, acquis en Orient, datait tout au mieux de l’époque fatimide et aurait été vendu pour satisfaire la passion des collectionneurs des reliques, prompts à fermer les yeux sur l’historique afin d’entretenir le mythe…
En plus de ses relations avec le monde savant, Afoqay n’oubliait pas sa mission auprès des milieux diplomatiques et judiciaires, portant la lettre du roi qui obligeait à restituer les marchandises volées aux Morisques.
Il relate ainsi, dans ses mémoires, la visite chez le chancelier et Garde des Sceaux, issu d’une famille de l’ancienne noblesse, qui le reçut chez lui en compagnie de son épouse et de sa belle-mère avec lesquels Afoqay conversa longuement autour d’interrogations aussi diverses que l’heure du jeûne du mois de Ramadan ou la prohibition de l’alcool, en passant par la polygamie.
Son carrosse devait bien vite cahoter encore à travers les routes pour le mener vers la région d’Olonne où se trouvaient les vingt-et-un capitaines dépouilleurs des Morisques.
Pendant les quatre mois qu’il passa en Vendée, il logea dans un château propriété d’une veuve de l’aristocratie d’Olonne et trouva même le moyen d’y faire connaissance avec une jeune nièce dont il tomba amoureux.
Mais il était dit que, là où il irait, Afoqay serait condamné à abandonner une partie de lui-même.
Sa mission auprès des Français étant en partie réussie, au terme d’une année et demie de pérégrinations, il embarqua enfin sur un bateau à destination de ce qui était qualifié d’entrepôt de l’univers.
Toute son attention fut dès lors portée sur le port d’Amsterdam…