Affaire du «Malien»: qui est Abdenbi Bioui, le migrant clandestin devenu «Empereur de l’Oriental»?

Abdenbi Bioui, président de la région de l'Oriental et patron de la société Bioui Travaux.

Sa vie est un grand mystère, de bout en bout. Fils d’un ouvrier du bâtiment et ancien migrant clandestin en France, avant de devenir un florissant homme d’affaires au Maroc, voici ce qu’on sait sur le parcours de Abdenbi Bioui, l’un des inculpés dans l’affaire du «Malien».

Le 03/01/2024 à 14h01

Quand a éclaté l’affaire dite du «Malien», en référence à El Hadj Ahmed Ben Ibrahim, trafiquant de drogue notoire incarcéré à la prison d’El Jadida, tous les projecteurs médiatiques se sont braqués sur Saïd Naciri. Rien d’étonnant: le président du Wydad de Casablanca, personnage public et figure dans l’univers du football, est un sujet plus «visible», plus «vendeur».

Mais dans le box des accusés, on semble oublier la présence d’une personnalité au poids au moins équivalent, qui a cumulé de longues années durant pouvoir politique et puissance économique. Nous avons nommé Abdenbi Bioui, l’homme parti de rien et qui est devenu élu parlementaire et président de région, à la tête d’un véritable empire dont le vaisseau amiral est la société de BTP Bioui Travaux, opportunément rebaptisée SBTX il y a à peine quelques jours.

Il était une fois «Village Ettoba El Berrani»

Abdenbi Bioui a vu le jour en 1971 au «Village Ettoba El Berrani», quartier populaire d’Oujda, d’un père ouvrier du bâtiment et une mère femme au foyer. C’est dans ce voisinage, majoritairement habité par une population défavorisée, qu’il a grandi et effectué sa courte scolarité.

«Il nest pas allé au-delà du collège et les études ne lintéressaient guère», nous raconte une source qui a partagé l’enfance et l’adolescence du concerné. Après les bancs de l’école, le jeune Abdenbi a, nécessité oblige, marché dans les pas de son père (décédé quand il avait 16 ans), s’initiant à l’art ingrat des échafaudages comme aide-charpentier. Mais déjà, il voyait plus grand. Bien plus grand.

Malgré nos recherches et nos insistantes questions, nos sources sont incapables de donner la date exacte à laquelle Abdenbi Bioui a quitté le territoire national à la fin des années 1980, pour s’établir comme «sans-papiers» en France. Dans quelle ville et pour quoi faire? Impossible de le savoir non plus avec certitude. Ce qu’on sait, en revanche, c’est qu’il a fait l’expérience d’un séjour en prison pour vol, évitant toutefois la sanction de l’expulsion.

Une fois sa situation régularisée dans l’Hexagone, il rentre dans sa ville natale vers la moitié des années 2000. Une parenthèse toujours nimbée de mystère, mais marquée par un nouveau séjour carcéral de deux ans, cette fois-ci en Espagne, où il a été arrêté et condamné pour trafic de drogue.

C’est à cette époque qu’il crée, à Oujda, Bioui Travaux. Une société de BTP née ex nihilo, grâce à des capitaux à l’origine obscure, et qui se lance aussitôt dans la construction de logements sociaux dans la capitale de l’Oriental et à Saïdia.

À la rencontre du «Malien»

Les premières rencontres entre Abdenbi Bioui et le «Malien» remontent également à la fin des années 2000. «Les deux hommes, bons vivants, se donnaient rendez-vous dans un restaurant-bar qui a eu ses années de gloire près du marché couvert d’Oujda et dont l’équilibre financier n’était certainement pas assuré par le commerce de la bière et des vins», témoigne un ancien proche du concerné.

Né à Kidal, au Mali, El Hadj Ahmed Ben Brahim, qui s’était lancé dans le trafic de drogue en 2006, n’avait aucune raison justifiant ses séjours à Oujda, si ce ne sont les origines de sa mère, native de la ville.

À ce stade des choses, on ne sait pas de quelle nature étaient les relations d’affaires liant les deux hommes, ni leurs rôles exacts, entre fournisseur et convoyeur, dans un réseau dont les activités pour le moins douteuses s’étendaient au Sahel, à la Libye et jusqu’à l’Égypte et à l’Amérique latine.

«Tout le monde dans la région savait qui trafiquait quoi à Oujda, et surtout à Beni Drar», affirme cependant une de nos sources dans l’Oriental. Des accusations aussi lourdes sont actuellement entre les mains de la justice, attelée à démêler l’écheveau de cette nébuleuse de trafics.

Les choses se sont accélérées l’été dernier, quand le «Malien» a commencé à «se mettre à table», livrant de précieuses informations à la Brigade nationale de la police judiciaire (BNPJ) depuis sa prison à El Jadida, où il croupit depuis plus de 4 ans.

La cause de cette soudaine volubilité? L’homme n’a pas apprécié que ses anciens acolytes présumés le dépossèdent de ses biens, dont la valeur se compterait en dizaines de millions de dirhams. On connaît la suite: le 21 décembre 2023, Abdenbi Bioui, Saïd Naciri et 18 autres personnes sont incarcérés à la prison d’Oukacha sur ordre du juge d’instruction. Quatre autres personnes sont poursuivies en état de liberté provisoire.

Lhomme providentiel

Sur la scène politique locale à Oujda, Abdenbi Bioui était un parfait inconnu. Il n’a jamais milité dans un quelconque parti, et la chose politique n’était guère sa tasse de thé. Mais vu son nouveau statut de notable, il est coopté par le Parti authenticité et modernité (PAM) pour faire rouler son tracteur aux élections législatives de 2011.

Le voilà mobilisant une véritable armée de communicants pour sa campagne, lui qui, piètre orateur, peine à aligner deux phrases cohérentes. Dans une vidéo de candidature, il débite un discours laborieux, fait de promesses mirifiques, et appelle à «tourner la page des corrompus». Avec en fond sonore un pot-pourri d’anciens chants patriotiques…

Le jour «J», il se fraie sans encombre un passage vers l’hémicycle, où il choisit opportunément de siéger à la Commission des infrastructures. Au fil des années, Abdenbi Bioui fait et défait, au gré de son bon vouloir, les conseils des collectivités territoriales. Bioui Travaux empoche les marchés l’un après l’autre, dont de grands chantiers étatiques comme les routes et les barrages. D’ailleurs, quelques jours avant son arrestation, la société venait de décrocher un contrat dans le projet de construction du barrage Boukhemiss, dans la province de Khémisset.

En 2015, l’étoile politique de Abdenbi Bioui est au firmament, quand il est bombardé président de la région de l’Oriental. Un poste auquel il rempile en 2021… après avoir échappé de justesse à la condamnation dans un procès pour dilapidation de deniers publics en relation avec la gestion de la crise du Covid-19.

Mais malgré ses multiples fonctions publiques, l’homme fuit la presse comme la peste, surtout les journalistes de Casablanca et de Rabat. Après moult essais, Le360 était parvenu, en 2018, à l’accrocher pour un échange téléphonique. Peine perdue: le député a vite fait d’abréger la discussion, prétextant sa présence… aux Lieux saints pour une Omra.

En revanche, Abdenbi Bioui apprécie l’attention médiatique et les micros quand il conduit une activité caritative, lui qui préside plusieurs associations, la plus connue étant la Fondation Basma. Ou encore quand il lance les travaux de désenclavement de l’une des communes de la région, exploitant pour ce faire les propres équipements de sa société.

La descente aux enfers

On ne sait si cette ultime affaire judiciaire, visiblement la plus périlleuse, signera la fin de l’épopée Bioui. L’enquête, toujours en cours, le dira dans les prochaines semaines. Le 7 octobre 2023, les enquêteurs de la BNPJ mènent un véritable raid dans une ferme appartenant à son beau-frère, située dans la commune rurale de Bni Khaled, près de Bni Drar. Plusieurs camions et des tonnes de drogue, ainsi que de grandes sommes d’argent y sont saisis. Abderrahim Bioui, son frère, est arrêté en compagnie de plusieurs personnes, dont trois ressortissants algériens et un ancien président de la commune de Aïn Bni Mathar.

Abdenbi Bioui est ensuite auditionné à plusieurs reprises par la BNPJ à Casablanca et est, à chaque fois, libéré. Jusqu’au 21 décembre, date de son arrestation avec 24 autres prévenus, événement qui a provoqué un véritable séisme au sein de la scène politique.

«Cest cette fameuse élite que le PAM vendait aux Marocains un peu partout pour laminer les partis traditionnels, qui ont de vraies assises. Vous voyez le résultat. Une reddition de comptes générale est nécessaire», commente un ancien député d’Oujda.

Incarcérés à Oukacha, Saïd Naciri, Abdenbi Bioui et compagnie seront une nouvelle fois entendus par le juge d’instruction à partir du 25 janvier. Et il y a fort à parier que leurs échanges révèleront encore des surprises. L’affaire du «Malien» n’a pas fini de secouer le landerneau politique et économique du pays…

Par Mohammed Boudarham et Mohammed Chellay
Le 03/01/2024 à 14h01