Elle fait rêver, voire délirer: la Koutoubia, joyau de la civilisation almohade et chef-d’œuvre de l’architecture musulmane, élevée dans la capitale impériale, Marrakech, sur l’emplacement de l’ancienne forteresse almoravide de Ksar al-Hajar!
Nous avons pu voir ce monument emblématique, symbole par excellence de la Cité ocre, transposé et figuré par la magie de Photoshop sur l’affiche officielle illustrant, en 2019, la Semaine du patrimoine algérien, qui s’est déroulée dans la ville de Sharjah aux Émirats arabes unis, où il fut sublimé, sans vergogne, dans le pavillon algérien comme un emblème de l’histoire nationale.
Sacrilège suprême, le nom «Koutoubia» a même été associé à la «dive bouteille», déposé comme marque pour un vin estampillé et transformé en appellation d’origine garantie des Coteaux de Mascara, manipulant ainsi les symboles les plus profonds de notre patrimoine spirituel et culturel.
La semaine dernière, c’est au tour de Rachid Nekkaz, politicien, homme d’affaires et ancien opposant -emprisonné pour ses convictions politiques pendant 443 jours à Alger- de faire parler de lui, probablement animé par un désir de retour en grâce, symptomatique d’une sorte de syndrome de Stockholm. Dans une vidéo tournée non loin de son esplanade, il attribuait, entre autres allégations frauduleuses, la fondation de la Koutoubia au «calife et commandeur des croyants, Abdelmoumen l’Algérien».
Une assertion qui travestit l’histoire, occulte les origines et l’ancrage manifestes, témoigne d’un anachronisme idéologique et d’une volonté pitoyable d’enracinement dans un passé prestigieux, en reniant et en dépouillant le voisin.
Plus qu’un simple édifice religieux, la Koutoubia, élément central de l’organisation urbaine, incarne plusieurs aspects de la grandeur et de l’héritage almohades et témoigne de l’importance stratégique de Marrakech comme centre de pouvoir politique, militaire et religieux, carrefour civilisationnel entre l’Afrique et l’Europe, et capitale d’un empire unificateur d’Al-Andalus et du Maghreb.
Manifestation à la fois sobre et grandiose de l’harmonie entre la nature, la spiritualité et l’art, la Mosquée des Libraires (Al-Koutoubiyin) -ainsi appelée en raison des dizaines d’échoppes de manuscrits qui s’étendaient à ses pieds à l’ère médiévale- a été construite une première fois par Abdelmoumen, qui y a placé un fabuleux minbar, chaire à prêcher en bois de cèdre, incrusté de pièces d’argent, de bois d’ébène ou de santal, conçu à Cordoue à la demande de l’Almoravide Ali ben Youssef ben Tachfine, initialement pour la Mosquée Ben Youssef.
Elle sera achevée, avec son minaret archétypal, par son petit-fils Yaâqoub al-Mansour, fondateur, par ailleurs, de ses illustres sœurs, la Tour Hassan à Rabat et la Giralda de Séville, après sa victoire à Alarcos contre l’armée castillane.
Affirmer que le fondateur de la Koutoubia à Marrakech est «l’Algérien» Abdelmoumen, c’est être, au mieux, fâché avec la géographie, l’histoire et les réalités politiques et géopolitiques de l’époque, aux antipodes de celles des États-nations modernes.
C’est aussi insensé que de proclamer que la Grande Catherine de Russie est polonaise, puisqu’elle est née en 1729 à Stettin (aujourd’hui Szczecin), ville qui est devenue polonaise après les accords de Potsdam en 1945, après avoir appartenu à la Prusse de 1720 jusqu’à cette date.
Tant qu’à multiplier les exemples et les délires, on pourrait soutenir que l’empereur byzantin Héraclius est turc, car né en Cappadoce, tout comme l’empereur Julien, né à Constantinople, actuelle Istanbul!
Charlemagne serait allemand, car sa ville de résidence est Aix-la-Chapelle (Aachen en allemand), capitale de l’Empire carolingien au 9ème siècle. L’historien et avocat libéral Ferdinand Hénaux dira, dans cette adhésion à une Communauté de destin germano-liégeoise, qu’il est né à Liège, et donc belge!
«Faut-il rappeler les liens entre Tlemcen et le royaume idrisside, basé dans le Zerhoun puis à Fès, depuis l’expédition d’Idriss 1er en 790?»
Que les revendications interfèrent est somme toute humain dans cette volonté de se disputer les grandes figures du passé, mais sans pour autant dénier les parts fondamentales de leur identité ni l’apport des autres protagonistes de l’histoire.
Abdelmoumen est bel et bien natif de la région de Nedroma, près de Tlemcen, aujourd’hui en territoire algérien, et il est normal qu’il soit célébré en ce sens dans sa localité natale et dans l’Algérie entière, mais il n’a aucune raison d’être revendiqué comme «Algérien» au sens moderne du terme, le concept d’Algérie n’existant pas au 12ème siècle.
Faut-il rappeler que le nom même d’Algérie n’a été adopté officiellement que le 14 octobre 1839, par une instruction signée par le général Virgile Schneider, alors qu’en arabe, l’appellation al-Jazaïr était limitée à la cité éponyme, puis à la Régence, intégrée en 1516 à l’Empire ottoman, pour durer plus de trois siècles, jusqu’à sa conquête en 1830 par la France?
Faut-il rappeler aussi les liens entre Tlemcen et le royaume idrisside, basé dans le Zerhoun puis à Fès, depuis l’expédition d’Idriss 1er en 790?
À leur tour, les Almoravides, maîtres d’un empire qui s’étendait des berges du fleuve Sénégal aux frontières de l’Aragon et de l’Atlantique à Bejaïa, avec Marrakech pour capitale, y laissèrent leurs empreintes.
On leur doit, entre autres réalisations, la grande mosquée de Nedroma, édifiée en 1081 par Youssef ben Tachfine, comme en témoigne une inscription sur le minbar; celle d’Alger datant de 1096 environ (avec quelques remaniements postérieurs); la grande mosquée de Tlemcen…
C’est là, précisément à Tagrart, que retentirent les bruits des armes entre les Almoravides et les Almohades.
Ces derniers sont, comme chacun sait, issus des montagnes du Haut Atlas, avec à leur tête le guide spirituel Mohamed ben Toumert et, comme chef de guerre, son disciple venu avec lui de l’Est lors de son retour d’Orient, Abdelmoumen al-Goumi, du nom de la tribu Goumiya, enracinée près de Nedroma.
Les traditions généalogiques khaldouniennes rangent les Goumiya parmi les tribus berbères zénatiennes, de la branche des Darissa, qui est elle-même divisée en deux principales ramifications: les enfants de Yahya et les enfants de Faten, apparentés aux Metmata, Lemmaya, Mdaghra, Sadina, Maghila et Mediouna, dont les ramifications sont éclatantes au Maghreb et les traces toujours présentes dans la toponymie et l’anthroponymie marocaines.
Dès son accession au pouvoir à Marrakech, Abd-el-Moumen ne tarda pas à appeler en grand nombre les membres de sa tribu qui jouèrent un grand rôle dans l’armée almohade avant de s’épuiser dans les guerres de conquête.
Parmi ses descendants, figurait le notaire et poète du règne mérinide, Mohamed ben Ahmed al-Goumy, surnommé Niyar, originaire de Taza, mort à Fès.
Sans oublier les familles qui se réclament de la filiation directe d’Abdelmoumen, telle cette famille fassie, provenant d’Andalousie où ses ancêtres administrèrent des principautés, connue encore aujourd’hui sous le nom de Maâne al-Andaloussi.
Pour dire à quel point il est difficile d’accepter que ces interpénétrations complexes, et somme toute fraternelles, se transforment en identités conflictuelles, voire en tentatives d’effacement, au sein de visions étroites et communautaires, alors que la destinée de ces hommes était bien plus vaste.
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