Sommes-nous capables de nous penser géopolitiquement?

Rachid Achachi.

Rachid Achachi.. LE360

ChroniqueDe la même façon que des idéologues et des intellectuels turcs, russes ou encore chinois, avons-nous théorisé et pensé le «monde marocain», à l’instar du «monde russe», du «monde turc» ou encore du «monde chinois», tels qu’ils ont été théorisés à Moscou, Ankara et Pékin?

Le 27/06/2024 à 11h05

À l’instar de quelques rares États ayant le privilège historique d’être les dépositaires d’un héritage impérial séculaire, le Maroc possède grâce à ce même héritage plusieurs options géopolitiques pour son développement futur. Ces dernières, loin d’être exclusives, peuvent bien au contraire être explorées simultanément, offrant ainsi des configurations de partenariats et d’alliances de nature à élargir le champ de souveraineté du Maroc en termes de politique extérieure.

Pour mieux illustrer mes propos, je citerai brièvement un pays qui représente de mon point de vue un cas d’école: celui de la Turquie.

Dans son extension maximale, l’Empire ottoman a réussi à déployer son hégémonie sur tout le pourtour de la Méditerranée Orientale, qui pendant quelques siècles fut quasiment un lac intérieur. Sur le plan continental, c’est toute la région allant des Balkans en Europe jusqu’en Mésopotamie, en passant par le Caucase et la Crimée, qui fut assujettie à la « Sublime Porte ».

Si l’on ajoute à cela la dimension ethno-linguistique, celle du monde turcophone, le champ de projection géopolitique de la Turquie va au-delà du monde arabe, puisqu’il s’étend tout au long des steppes eurasiatiques qui se prolongent jusqu’en Mongolie et au Xinjiang chinois. Une immense bande territoriale qui porte le nom de «Grand Turan» et qui est habitée majoritairement de peuples turcophones (Turkmènes, Kazakhs, Ouïghours…).

Bien qu’ayant perdu sa dimension impériale à la suite de la défaite de la Première Guerre mondiale et aux épopées coloniales occidentales, qui ont abouti au démembrement de cet empire ottoman, la Turquie continue de se penser géopolitiquement à une échelle supranationale, et à juste titre. L’intégration dans l’analyse géopolitique de ses ancrages pluriels permet de comprendre en grande partie la complexité de la géopolitique de la Turquie, et en partie sa politique intérieure.

D’un côté, la Turquie a su profiter des «Printemps arabes» pour réinvestir la Méditerranée orientale. Son ingérence directe dans les chaos libyen et syrien à partir de 2011 n’en est qu’une expression parmi tant d’autres. Pour ce faire, Ankara n’a pas hésité, grâce à son Soft Power, notamment à travers le cinéma, à réactiver au sein non seulement de la population turque, mais aussi des populations arabes, un imaginaire relatif à la dimension prestigieuse de l’Empire ottoman auprès de ces populations humiliées et maltraitées par un Occident ivre de son hégémonie sans partage depuis l’effondrement du bloc soviétique. Ce qui permettra à la Turquie de gagner auprès des populations arabes conservatrices le titre de nouveau champion de monde musulman sunnite, et pour son président Erdogan celui d’une sorte de nouveau Calife de l’Islam. Si l’on ajoute à cela les réussites économiques prodigieuses de la Turquie durant ces dernières décennies, nous avons là tous les ingrédients pour ériger le pays en archétype et en idéal à atteindre pour toutes les populations arabes de la région. Certes, la réalité est toujours beaucoup plus complexe, mais beaucoup de choses se jouent au niveau de l’imaginaire.

De l’autre côté, Ankara a su capitaliser sur sa proximité ethno-linguistique avec toutes les populations turcophones d’Eurasie pour étendre ses alliances et partenariats stratégiques, tout en permettant à ses entreprises de gagner de nombreux marchés dans ces pays, profitant en cela du vide laissé par l’effondrement de l’Union soviétique. Car la plupart de ces populations vivent dans les anciennes républiques d’Asie Centrale qui faisaient précédemment partie de l’Union soviétique, et avant cela de l’empire russe. Sur le plan idéologique et de la politique intérieure, c’est tout le travail intellectuel et idéologique autour de panturquisme et l’idée de «Grand Turan» qui a préparé le terrain à une telle projection géopolitique.

Maintenant, revenons au Maroc.

Certes, notre histoire est très différente de celle de la Turquie. Autant au niveau des modèles de structuration impériale qu’au niveau des fondements anthropologiques. Mais il existe bel et bien un dénominateur commun. C’est que nous nous vivons, Marocains autant que Turcs, comme ayant été amputés et arrachés à un espace civilisationnel qui va au-delà des frontières politiques actuelles. Un espace que l’on a non seulement vécu, mais structuré sur des siècles et des siècles.

Pour le Maroc, trois projections et ancrages géopolitiques sont facilement identifiables.

Premièrement, le Maghreb, puisque dans leur extension maximale, plusieurs dynasties marocaines, notamment celles des Almoravides et des Almohades, ont réussi à étendre notre espace politique jusqu’à l’est de l’actuelle Libye. Certes, brièvement, mais il n’en demeure pas moins vrai que l’actuel Maroc fut pendant des siècles le principal centre de gravité politique et civilisationnel d’un espace qui comprend l’actuelle Algérie, et dans une moindre mesure la Tunisie. En témoigne l’existence jusqu’à aujourd’hui d’un continuum culturel et civilisationnel qui va du Maroc jusqu’en Tunisie, et qui s’exprime encore de manière vivante sur le plan dialectal, architectural, vestimentaire, religieux, culinaire… d’où les tentatives d’appropriation culturelle menée par l’Algérie contre le Maroc. Ces tentatives ne sont rendues possibles que par le fait que l’actuelle Algérie fait partie d’un espace civilisationnel structuré historiquement par le Maroc.

Deuxièmement, l’Afrique de l’Ouest et le Sahel. Si la présence du Maroc ne fut que partiellement politique et militaire dans cette région, notamment depuis les Saadiens, elle fut et demeure essentiellement religieuse, mystique (Tariqa Tijaniya...) et culturelle, mais aussi commerciale, puisque la mémoire des routes caravanières qui consolidaient ce grand espace continue de servir de base possible à une intégration économique plus poussée entre nos pays.

Enfin, je citerai l’ancrage ibérique. Car huit siècles de présence et de structuration politique et civilisationnelle ne peuvent être supprimés par quelques siècles de détachement et d’affrontement. Preuve en est le relativement récent rapprochement diplomatique entre le Maroc et l’Espagne, et la co-organisation d’une Coupe du Monde avec Madrid et Lisbonne. Cependant, le potentiel de cet ancrage ibérique est infiniment plus grand que ce qui est actuellement réalisé dans cette région. Cette option géopolitique, encore grandement inexploitée, offre des perspectives majeures dans la région qu’il nous revient d’explorer et surtout de théoriser.

Car certes, à travers un inconscient civilisationnel et politique toujours vivant, le Maroc avance sur ces trois tropismes (Maghrébin, Ouest-Africain et Ibérique). Mais la vraie question est: à l’instar des idéologues et des intellectuels turcs, russes ou encore chinois, avons-nous théorisé et pensé tout cela? Et l’avons-nous érigé en doctrine géopolitique qui servira de base à une réactivation effective de ces grands espaces? Avons-nous pensé le «monde marocain» à l’instar du «monde russe», du «monde turc» ou encore du «monde chinois», tels qu’ils ont été théorisés à Moscou, Ankara et Pékin?

La réponse est malheureusement non. Nous continuons d’avancer intuitivement en faisant confiance à notre inconscient collectif, politique et civilisationnel, avec des fortunes diverses et variées.

Peut-être est-il temps pour nos intellectuels, si l’on en a encore, de mettre de côté leurs querelles byzantines autour de combats stériles et d’arrière-garde pour s’investir davantage dans ce qui pourrait fonder notre renaissance civilisationnelle.

Par Rachid Achachi
Le 27/06/2024 à 11h05