Le 7 avril, le célèbre quotidien américain The New York Times révélait la diffusion sur plusieurs réseaux sociaux de photos de documents américains classifiés «top secret». Apparus tout d’abord le 5 avril sur un forum de jeux vidéo, mais aussi sur 4chan, les documents fuités se sont très rapidement disséminés sur la Toile à travers Telegram, Twitter et d’autres réseaux.
Face à l’ampleur qu’a prise le phénomène, le gouvernement américain a décidé d’adopter une démarche par bien des aspects ambiguë. D’un côté, les autorités américaines ont annoncé mener une enquête pour déterminer d’où procède la fuite, ce qui au fond revient à la reconnaître. Mais d’un autre côté, elles se refusent à tout commentaire quant au contenu de ladite fuite. D’autant plus que beaucoup des informations révélées semblent mettre mal à l’aise bon nombre d’alliés de Washington. Qu’il s’agisse de l’implication quasi directe du Royaume-Uni dans le conflit ukrainien, du projet de livraison de munitions par l’Égypte à la Russie, ou encore de la mise sur écoute par les renseignements américains du président ukrainien Volodymyr Zelensky, toutes les chancelleries pro-américaines sont désormais grandement embarrassées, et se contentent de remettre en cause la véracité des documents révélés.
Alors, vraie fuite, intox, ou fake news? La réponse qui me semble la plus pertinente relève d’un autre registre, celui du brouillard de guerre.
Dans le premier chapitre du célèbre traité de Sun Tzu, «L’art de la guerre», il est dit que «la guerre repose sur le mensonge». Je ne vous révèle rien en vous le rappelant. Mais le concept de «brouillard de guerre» va au-delà du simple mensonge. Il intègre une pluralité d’autres mécanismes de désorientation de l’ennemi. Le vide ou le black-out informationnel en est un. En maintenant l’adversaire dans un noir total quant à nos intentions et stratégies, il se retrouve de fait obligé de protéger toute la ligne de front, diluant ainsi sa force défensive et sa force de frappe, ce qui ne manque pas de révéler des failles et des vulnérabilités dans son dispositif.
Un autre mécanisme qui se déploie sur le long terme est celui de l’ingénierie sociale, que Lucien Cerise définit comme étant «la transformation furtive des sujets sociaux, individus ou groupes. En empruntant ses outils à la psychologie, la psychosociologie, la sociologie et d’autres disciplines, elle se distingue nettement d’une simple propagande, en cela qu’elle ne cherche pas à influencer, mais à transformer en profondeur les schémas mentaux des individus et des sociétés. Cependant, la mission demeure la même, remplacer les faits par un narratif factice.
Il y a aussi la bonne vieille propagande, qui se décline aujourd’hui à travers différents mécanismes comme la surmédiatisation orientée, l’imposition d’un certain politiquement correct, l’instauration d’un manichéisme autoritaire (le camp du bien Vs le camp du mal, …), la diabolisation de l’ennemi, ou encore le pathos ou l’émotionnel, à travers un ensemble de montages audiovisuels (images tragiques, vidéos...). Dans ce registre, on peut citer aussi l’inversion accusatoire. Notre armée a commis un crime? Ce n’est pas grave, on va accuser l’ennemi de l’avoir commis. Et tant pis si la vérité remonte à la surface 20 ans plus tard.
Mais plus subtil que la propagande, la désinformation militaire peut revêtir des fois une dimension stratégique. Car à travers des narratifs dont la finalité est de convaincre l’adversaire d’un dessein, qui en réalité n’est pas le nôtre, cela l’amène à fonder sa stratégie sur des éléments factuellement faux, mais qui semblent crédibles.
À ce propos, on citera à nouveau Sun Tzu qui, dans le chapitre 11, nous dit que «la tâche d’un bon militaire consiste à faire semblant de se conformer aux desseins de l’ennemi». L’inverse est aussi vrai. À savoir, amener l’adversaire à se conformer à nos desseins, tout en le laissant croire qu’il a l’initiative.
Revenons maintenant à la fuite révélée récemment. Trois hypothèses doivent nécessairement être retenues. Pour l’historien Édouard Husson, soit cette fuite est le fait du Pentagone, qui cherche peut-être à donner un coup d’arrêt à l’enlisement américain de plus en plus dangereux et perdant en Ukraine, en décrédibilisant le narratif officiel des États-Unis concernant une contre-offensive ukrainienne et une possible victoire de Kiev. Soit c’est le fait de la CIA, qui cherche ainsi à imputer le futur échec américain en Ukraine au Pentagone, pour se dédouaner de ses propres échecs dans ce dossier.
Dans les deux cas, la fuite n’en est pas une, mais serait davantage une fuite contrôlée, et le contenu serait en partie vrai, mais drapé dans du faux. Comme disait Guy Debord dans «La société du Spectacle», «dans le monde réellement renversé, le vrai est un moment du faux».
Ainsi, l’échec américain en Ukraine, comme le futur effondrement de l’armée ukrainienne, est conforté aussi par la longue queue de chefs d’État occidentaux et non occidentaux qui se pressent aux portes de Pékin, comme pour prêter allégeance, ou du moins s’attirer les faveurs de la Chine, le nouveau contrepoids de Washington. Une Chine qui, peut-être, a enfin accepté d’endosser cette nouvelle responsabilité qui lui incombe dans ce nouvel ordre mondial, celle d’être le nouveau pôle stabilisateur et fédérateur, face à un Occident qui demeure toujours dans un déni géopolitique profond. D’ailleurs à ce propos, les BRICS ont pour la première fois dépassé cette année le G7, soit le noyau dur de l’Occident, en termes de poids économique calculé en PIB.
Cette pseudo-fuite pourrait être ainsi le début d’un retrait calculé de Washington sur le front ukrainien, et davantage peut-être à l’avenir, mais camouflé derrière un voile médiatique.