Par-delà les murs de sa cellule, un homme porte encore les secrets d’un système entier. Cet homme s’appelle Abdelmoumen Rafik Khalifa. S’il avait été n’importe quel justiciable, sa peine serait aujourd’hui derrière lui. Pourtant, l’Algérie officielle semble préférer défier ses propres lois plutôt que de laisser sortir celui qui fut, un temps, la coqueluche du régime, le Golden boy, avant de devenir son miroir cassé le plus accablant, symbole éclatant de la corruption de tout le système.
Depuis l’automne 2025, plus précisément le 24 octobre dernier, la peine de Khalifa est théoriquement purgée. Depuis cette même date, il devrait être libre après 18 ans de réclusion ferme, entre le Royaume-Uni et l’Algérie. Pourtant, il ne l’est toujours pas. Cette rétention prolongée interroge: pourquoi le régime algérien refuse-t-il la libération d’un homme qui a légalement payé sa dette envers la société?
La réponse est plutôt simple. La libération de Khalifa pourrait réveiller un scandale, le plus grand de toute l’histoire de l’Algérie. Un scandale tentaculaire, dont certaines ramifications remontent jusqu’à l’actuel président, Abdelmadjid Tebboune. Les faits, les archives et les témoignages qui ressortent aujourd’hui suggèrent qu’un pan entier de l’affaire Khalifa n’a jamais été totalement élucidé. Et certains tenants du régime d’Alger, à commencer par son supposé N°1, voudraient garder le secret. Ce report de la libération apparaît comme un silence volontaire et éminemment politique.
Lire aussi : Les sombres secrets de Abdelmadjid Tebboune dévoilés dans une enquête explosive
Les faits sont têtus et le calcul est simple. Réfugié à Londres, Khalifa est arrêté par la justice britannique en 2007 à la suite d’un mandat d’arrêt européen délivré par la France, où il était également recherché. Il passe plusieurs années en détention préventive à Londres lors de la procédure d’extradition. Le 25 juin 2009, la justice britannique autorise son extradition mais il fait appel. Il est finalement livré aux autorités algériennes le 24 décembre 2013. À son retour en Algérie et après plusieurs procès, il est été condamné le 24 juin 2015 à 18 ans de prison, comprenant ses années de détention au Royaume-Uni. En cumulant ces années, il a largement atteint le total correspondant à la condamnation définitive.

Dans un État de droit, une fois la peine purgée, la libération est automatique. Cependant, dans le cas Khalifa, aucune procédure de libération n’a été enclenchée, aucun document n’a été signé, et aucune justification n’a été rendue publique. Le mutisme administratif contraste avec la multitude de dossiers habituellement expédiés sur un simple appel téléphonique. L’écrivain Boualem Sansal a été libéré sitôt la grâce dont il a bénéficié prononcée par le même Tebboune, sur une «demande» faite la veille par le président allemand. C’est dire la célérité dont le «Système» peut faire preuve. Mais pas cette fois. Et pour cause, le traitement singulier prouve que la détention prolongée de Khalifa relève d’une décision politique, plus que d’une disposition juridique.
Khalifa: étoile flamboyante, crasses en coulisses
Pour comprendre cette situation, il faut se replonger dans le début des années 2000, période à laquelle l’empire Khalifa, flamboyant et omniprésent, symbolisait l’ambition d’une Algérie moderne et ouverte, à la faveur d’une volonté de «glow up» émanant du président de l’époque, Abdelaziz Bouteflika. Détenant à la fois une banque, une compagnie aérienne ainsi qu’un groupe média, et centralisant des investissements en tous genres, notamment publics, l’homme a un temps brillé. Les shows médiatiques et le faste affiché formaient une vitrine séduisante.
Cependant, derrière cette façade, tout un empire de malversations se constitue. Et il ne tarde pas à s’écrouler. La banque fait faillite du jour au lendemain, en 2002, une enquête est menée et l’ancien homme d’affaires est condamné avec confiscation de tous ses biens pour «association de malfaiteurs, falsification de documents officiels, usage de faux, vol en réunion, escroquerie, abus de confiance, falsification de documents bancaires et banqueroute frauduleuse». Au passage, les enquêteurs ont découvert que l’argent public affluait massivement dans la banque privée de Abdelmoumen Khalifa. Les dirigeants d’organismes étatiques ont transféré des fonds considérables dans cette institution jeune, encore instable, et peu contrôlée. Ces placements ont été réalisés sur simples instructions. Plus de 70 hauts responsables sont cités à comparaître. Des peines allant de deux ans de prison avec sursis à huit ans de prison ferme ont été prononcées à l’encontre de six accusés.
C’est dans ce contexte que le nom de Abdelmadjid Tebboune, alors ministre de l’Habitat et de l’Urbanisme, apparaît régulièrement dans les registres du dossier. Véritable pyramide de Ponzi d’État, le montage orchestré par Rafik Khalifa a siphonné plus de 6 milliards de dollars d’argent public, en grande partie issus des dépôts de grandes entreprises nationales et des OPGI (Offices publics de gestion immobilière). Plusieurs directeurs d’OPGI désignent nommément Tebboune comme l’auteur de correspondances ministérielles les incitant à placer leurs excédents de trésorerie dans les banques privées, alors que la seule en activité à l’époque était celle de Khalifa.
Face à la gravité des faits, Tebboune est convoqué comme témoin. Il nie en bloc et s’abrite derrière l’indépendance juridique des OPGI. Pourtant, les accusés des offices, eux, pointent un seul donneur d’ordre: leur ministre de tutelle. Le tribunal retient leur exécution des «ordres venus d’en haut» sans remonter davantage la chaîne de commandement.
Des cadavres dans le placard
Mais l’affaire ne s’arrête pas aux seules correspondances. La justice interroge également Tebboune sur une mystérieuse carte de crédit Mastercard à son nom, émise par Khalifa Bank, alors qu’il affirme n’avoir jamais eu de compte chez l’établissement. Il reconnaît l’avoir utilisée en 2002 pour payer des soins médicaux et des nuits d’hôtel à Paris. Montant estimé du crédit? 34.000 dollars selon le liquidateur de Khalifa. Un document transmis à la Cour suprême, puis brièvement publié par El Khabar avant retrait sous pression, établit une liste de 20 personnalités ayant bénéficié de cartes de crédit prépayées à l’étranger. Parmi elles, Tebboune. Aucun remboursement n’a été effectué. Le flagrant délit de corruption dont Tebboune s’est rendu coupable est synonyme au moins de la fin de la carrière politique de tout homme qui vivrait sous d’autres cieux, sauf «au pays du monde à l’envers». C’est à peine s’il a été obligé de quitter ses fonctions ministérielles.
Lire aussi : Abdelmadjid Tebboune, un président atteint de démence sénile aux commandes d’une Algérie à la dérive
Entendu lors d’un premier procès en 2007 en tant que prévenu, Tebboune est inculpé en 2012 par la Cour suprême, pour «complicité dans la dilapidation de deniers publics», «détournement de fonds» et «délit d’initié». Il bénéficie toutefois d’un traitement de faveur. Placé en liberté dans l’attente de l’instruction, il profite du privilège de juridiction réservé aux hauts responsables et passe d’accusé à témoin… puis à ministre et même Premier ministre. Quelques mois plus tard, le même Tebboune est en effet réintégré au gouvernement comme ministre de l’Habitat dans le cabinet Sellal.
En 2019, c’est ce même homme, au passé sale, qui sera présenté comme la figure du changement par un régime militaire aux abois pour devenir président la République algérienne. Depuis, il passe son temps à cacher des cadavres dans le placard. Autant dire que la libération de Khalifa est mal venue. Elle pourrait entraîner une remise en lumière de l’affaire, avec la possibilité que de nouveaux témoignages, documents ou révélations émergent. L’ancien magnat n’est pas sans détenir des informations sensibles concernant l’implication de hauts responsables de l’époque, dont certains exercent encore des fonctions majeures comme le ministre de l’Intérieur Saïd Sayoud, un intime du président algérien qui dirigeait une OPGI du temps où Tebboune, alors ministre de l’Habitat, ordonnait à ces organismes de déposer les excédents de trésorerie dans les banques de Khalifa. Pour le pouvoir actuel, rouvrir ce dossier, c’est risquer une relecture du parcours de Tebboune. Dans un pays où la stabilité politique repose largement sur la maîtrise du récit national, le pouvoir de Tebboune sur du pur mensonge, cette perspective est une menace sérieuse.
Khalifa ne reste pas détenu pour ce qu’il a fait, mais pour ce qu’il sait. Et Tebboune and Co ont beaucoup à perdre si une nouvelle médiatisation fait ressurgir des archives oubliées, des corruptions avérées ou des avantages indus accordés à des personnalités politiques dans une Algérie où l’on punit certains acteurs pour mieux préserver d’autres visages du pouvoir.







