Tindouf, sentinelle décharnée aux confins du Sud-Ouest algérien, monte la garde sur les cinq camps de l’autoproclamé «peuple sahraoui», dispersés comme autant d’îlots de misère dans un océan hostile de roche et de sel. À 720 kilomètres au nord, Béchar est la ville habitée la plus proche; entre les deux s’étend un silence minéral, sans arbre, sans rivière, sans la moindre goutte d’eau: un des milieux les plus implacables du globe.
Mais l’isolement dépasse la géographie. Un rapport de la 57ème session du Conseil des droits de l’Homme (ONU, 2024) dresse le tableau glaçant de camps placés «sous surveillance constante», où chaque parole est prononcée sous la «crainte permanente d’être interceptée par des oreilles indiscrètes». Au contrôle physique, matérialisé par des checkpoints, des permis obligatoires pour tout déplacement vers Tindouf et des services de renseignement omniprésents, s’ajoute un contrôle mental insidieux: verrouillage méthodique des outils technologiques, absence quasi totale d’accès à Internet, cartes SIM rares, traquées et filtrées, communication surveillée en permanence.
Cette maîtrise de l’information et des échanges constitue l’un des ressorts fondamentaux de l’autoritarisme moderne, visant à enfermer les esprits autant que les corps. Les camps, ainsi coupés délibérément du reste du monde, deviennent une prison à ciel ouvert.
Télécommunications sous verrou
Le réseau mobile et la 4G ne couvrent la ville de Tindouf que depuis 2010. Quant aux camps, ils restent hors champ. Seuls «Laâyoune» et «Boujdour», situés à portée des derniers relais, parviennent parfois à accrocher un signal famélique venu de Tindouf: une ouverture fragile, aléatoire, presque dérisoire, vers le monde extérieur – et pourtant déjà étroitement surveillée.
L’accès à Internet via mobile reste un privilège prohibé, rappelant les mécanismes de contrôle numérique de la Corée du Nord. Pendant plus d’une décennie, de 2010 à 2023, Alger a toléré un micro-marché clandestin: recharges prépayées, cartes SIM revendues à prix d’or, batteries et chargeurs solaires bricolés.
Mais cela n’a pas duré. Fin 2024, un décret a mis un terme brutal à cette respiration fragile. Les détenteurs de pièces d’identité délivrées par le HCR se sont vus interdire l’achat de toute nouvelle carte SIM ou le renouvellement de leur forfait s’ils utilisaient des documents estampillés «RASD». Officiellement, les opérateurs invoquaient une «mise à jour technique» et des identités «non conformes» aux normes NFC. En réalité, cette mesure scelle un verrou supplémentaire: désormais, seules les cartes SIM vendues aux Algériens de Tindouf sont autorisées, condamnant les camps à un isolement total… et à la peur.
Marché noir et contournements fragiles
Ici, une carte SIM devient un objet de contrebande. Sans pièce d’identité algérienne les Sahraouis, notamment les jeunes, se tournent vers le marché noir, où la moindre recharge se négocie à prix d’or, où les batteries solaires et les chargeurs bricolés deviennent des biens de première nécessité, presque des reliques technologiques. Dans ce désert numérique, ces trésors minuscules font figure de cordon ombilical vers un monde extérieur inaccessible.
Les quelques bornes satellitaires gratuites mises en place par les ONG dans les écoles ou centres communautaires sont saturées, bridées, et réservées aux usages essentiels. Installer un accès privé? Un rêve absurde: un projet espagnol avait tenté d’équiper un quartier du camp «Smara», mais rien que sa maintenance annuelle dépassait 2.400 euros. Tout cela pour alimenter un seul routeur et quelques foyers.
Propagande et pensée unique
Les rares familles «aisées», celles qui parviennent à installer une parabole, captent un bouquet limité: les chaînes nationales algériennes, la rasd.tv, fleuve ininterrompu de propagande glorifiant la lutte et sanctifiant le front. Certaines accèdent aux chaînes internationales disponibles sur Nilesat ou Hotbird: une élite de l’image et de l’information, presque clandestine dans un océan de privation.
Pour la grande majorité, l’ouverture sur le monde tient encore au transistor: deux stations, Radio RASD et Radio Algérie, monotones, répétitives, obsédées par la lutte contre l’ennemi marocain. La constitution de la «RASD» ne tolère qu’un seul parti, un seul récit, une seule voix. Télévision, radio, presse: tout est verrouillé, aucune dissonance ne perce. L’endoctrinement est institutionnalisé: un clone saharien du ministère de la Vérité d’Orwell, une version asséchée de la Stasi, calibrée pour le désert.
La jeunesse est modelée dès l’enfance, façonnée pour servir le front et penser selon ses codes. La répression n’est peut-être pas aussi délirante que celle de Pyongyang, mais elle existe bel et bien: blogueurs arrêtés, opposants disparus, militants bâillonnés. Ici, la pensée unique ne se contente pas de faire peur: elle colonise l’éducation, la culture et jusqu’aux rêves.
Pauvreté extrême
Dans ce désert où la technologie est un verrou, communiquer est un luxe. 94% des habitants survivent uniquement grâce à l’aide humanitaire. Un smartphone ou une connexion Internet? Des signes extérieurs de richesse.
Jusqu’en 2024, un réseau informel permettait d’importer des téléphones d’occasion: un vieux Nokia se monnayait quelques centaines de dinars, un smartphone bas de gamme entre 5.000 et 10.000 DA (30 à 60 €). Des prix modestes ailleurs, mais astronomiques ici, où l’emploi est un mirage. Posséder un smartphone, c’est afficher une aisance presque indécente.
Même l’électricité a longtemps été un luxe. Aujourd’hui encore, beaucoup dépendent de panneaux solaires de fortune. L’Algérie a certes raccordé quatre camps à son réseau national depuis le milieu des années 2010, mais le forfait, à 250 dinars par trimestre (0,5 € par mois), reste inaccessible pour la plupart des foyers. L’État algérien vend l’électricité aux camps, et ne le donne pas gratuitement; le faire impliquerait relier tous les foyers, ce qu’Alger refuse, laissant ainsi le tarif de l’abonnement, même modique, réguler le développement des camps. Ceux qui ne peuvent payer improvisent, bricolent, se débrouillent pour s’éclairer le soir.
Une prison sans barreaux
Cette fracture numérique n’est pas un accident: elle est entretenue. Elle est devenue un instrument de contrôle et de punition. L’Algérie tisse une toile où chaque fil est une restriction, chaque nœud un poste de contrôle invisible. Ces camps sont des laboratoires d’isolement: ici, pas besoin de murs de béton, les barreaux sont faits de sable, les chaînes de silence.
Les habitants sont enfermés dans un présent sans fenêtres, modelés pour croire et répéter un récit unique, privés d’un accès impartial à l’information. Combien de temps encore le monde fermera-t-il les yeux? Combien de temps encore ces oubliés resteront-ils enchaînés?





