Dans le détail, trois formes de contestation se dessinent. La première est territoriale: la plus directe, la plus brutale. C’est le retour des conflits militaires classiques — Russie contre Ukraine en est l’illustration — mais sous une forme renouvelée, hybride, où l’artillerie s’allie aux satellites, à l’intelligence artificielle et aux essaims de drones low-tech. La guerre change de visage, sans jamais disparaître. Le cyberespace constitue, lui aussi, un champ de bataille à part entière, où s’opère un remodelage constant des rapports de force et des règles en matière de cybersécurité.
Par ailleurs, il convient de mentionner une contestation plus ciblée, circonscrite à des enjeux spécifiques mais lourde de conséquences. On pense ici à la posture affirmée de l’Afrique sur la gouvernance fiscale internationale ou sur les mécanismes de tarification carbone; à la revendication d’un système multilatéral plus équitable; ou encore aux prises de position du nouveau format élargi des BRICS+. Autant de signaux qui traduisent un défi, peut-être plus subtil mais potentiellement plus profond, à l’architecture de gouvernance mondiale telle qu’elle a été établie.
Avec la contestation normative, nous atteignons sans doute la forme la plus ambitieuse et la plus transformatrice. Ici, c’est le socle même des normes internationales qui vacille. Elle s’exprime par des ingérences étrangères sur des territoires nationaux, mais aussi au cœur des instances multilatérales. Les valeurs dites universelles sont désormais discutées, la définition des droits de l’homme relativisée, au profit de lectures concurrentes. À cela s’ajoutent des offensives concrètes contre les démocraties: campagnes de désinformation, manipulations électorales, opérations d’influence ciblées. La Russie, en particulier, porte haut un discours conservateur, érigeant le prétendu déclin de l’Occident en récit mobilisateur.
Cela dit, il importe de distinguer la contestation de la compétition. La première remet en cause l’ordre établi, tandis que la seconde cherche à peser dans la réforme des institutions de gouvernance mondiale. Nombre de pays émergents revendiquent aujourd’hui une représentation accrue au sein du Conseil de sécurité des Nations unies ou du Fonds monétaire international, afin de mieux influer sur les règles du jeu.
Reste qu’on observe in fine une convergence des contestations, portée par plusieurs dynamiques. La première tient à la consolidation de mouvements visant directement «l’Occident». La pandémie de COVID-19 avait déjà nourri des critiques sur son manque de solidarité et l’inégalité d’accès aux vaccins.
«C’est bien une véritable «bataille de récits» qui se joue, forgeant et amplifiant une image durablement négative de l’Occident.»
— Mustapha Sehimi
Le conflit Russie–Ukraine, lui, est perçu différemment: pour de nombreux pays du sud global, il ne s’agit pas de «leur guerre». La fracture nord–sud s’en est trouvée exacerbée, et continue de se creuser sur d’autres fronts: la guerre Israël–Hamas, l’allègement de la dette, l’accès aux capitaux, ou encore la gouvernance économique mondiale.
C’est bien une véritable «bataille de récits» qui se joue, forgeant et amplifiant une image durablement négative de l’Occident.
Nous assistons aujourd’hui au passage d’une contestation passive à une contestation active. Les acteurs ne se contentent plus d’exprimer leur opposition: ils s’emploient désormais à bâtir des alternatives. Cela est particulièrement manifeste dans le champ de la contestation normative, où émergent de nouvelles normes — techniques, financières, cyber, sécuritaires ou encore politiques — conçues pour remettre en cause, et à terme supplanter, les références en vigueur.
Ces dynamiques contestataires, multiples et simultanées, s’additionnent et convergent, imposant une série de défis inédits à l’ordre international actuel. Si ce processus peut paraître spontané, fragmenté, voire désordonné, une coordination plus structurée commence à poindre, pilotée par plusieurs puissances désireuses de redéfinir les équilibres mondiaux.
La Russie et la Chine déploient une stratégie déterminée et coordonnée, visant à fragiliser les principes établis et à substituer aux normes existantes de nouveaux concepts redéfinissant les droits des États comme des individus. Cet effort dépasse largement la sphère politique: il s’attaque à l’architecture sécuritaire elle-même. Il s’exprime dans la rhétorique – «nouveau concept de sécurité», «nouvelle architecture de sécurité» – mais aussi dans les faits, par l’usage de la force militaire ou la menace de son emploi.
La contestation ne se joue plus seulement à l’intérieur des institutions comme l’ONU; elle se déploie désormais entre institutions concurrentes, à l’image des BRICS+ ou de l’Organisation de coopération de Shanghai. À cela s’ajoute une tendance révélatrice: celle de priorités mouvantes, certains pays privilégiant des accords transactionnels opportunistes au détriment d’alliances stratégiques de long terme.
De cette recomposition émerge un schéma inédit: la formation de blocs alternatifs, redessinant la dynamique des coalitions et reconfigurant les rapports de force à l’échelle globale, aussi bien entre groupes d’États qu’entre nations prises isolément.





