Les fourches caudines des juges européens, ça suffit!

Florence Kuntz.

Florence Kuntz.

ChroniqueC’est en substance ce que signifie à la Cour européenne des droits de l’Homme (CEDH) une ligue d’États membres inquiets de perdre la main sur leurs politiques migratoires. Une fronde inédite contre le gouvernement des juges.

Le 31/05/2025 à 10h03

À ne pas confondre avec la Cour de Justice de l’Union Européenne (CJUE) qui juge le respect du droit de l’Union européenne (dont les accords passés avec les pays tiers) et ne concerne que les 27 États membres de l’Union, la Cour européenne des droits de l’Homme (CEDH) contrôle la conformité des décisions de justice des pays membres du Conseil de l’Europe à la Convention européenne des droits de l’Homme, signée par eux.

Elle s’applique ainsi aux 46 membres actuels d’une organisation basée à Strasbourg, opérant quasiment de l’Atlantique à l’Oural, la Russie ayant cessé d’en être membre après l’invasion de l’Ukraine.

Depuis son entrée en vigueur en septembre 1953, la Cour a rendu plus de 25.000 arrêts (Turquie et Russie figurant très largement en tête des États les plus sanctionnés). Des arrêts protégeant tant les droits procéduraux (comme le droit à un procès équitable) que des droits substantiels (droit au respect de la vie privée, liberté d’expression, de conscience et de religion…).

Plus d’un demi-siècle de recours l’a amenée à une inflation de décisions, sur tous les sujets de société: avortement, fouille au corps, esclavage domestique, adoption par les couples homosexuels, protection des sources journalistiques, port de signes religieux, euthanasie, gestation pour autrui…

Si le tout nouveau président de la CEDH aime à répéter que «la Cour intervient à son tour et à sa place», cette juridiction entre effectivement en jeu quand vient son tour, c’est-à-dire quand tous les recours de droit interne sont épuisés.

Sa juste place? Voilà toute la question, et il est indéniable que son importance s’est considérablement accrue. Cela se traduit tant par les injonctions faites aux États (comme la condamnation de la Suisse en avril 2024 pour inaction climatique, l’État ayant été reconnu coupable de ne pas avoir suffisamment protégé les droits des requérants contre les effets du changement climatique) que par l’influence exercée sur les juridictions nationales.

Ainsi, la Cour de cassation française a reconnu dès 2011 la nécessité pour les États de respecter la jurisprudence de la CEDH «sans attendre d’être attaqués devant elle ni d’avoir modifié leur législation». En définitive, cette influence s’étend jusqu’aux législations nationales, qui évoluent souvent sous l’impulsion des condamnations des États.

Ces dernières années, c’est de manière particulièrement marquée sur les questions migratoires que la Cour européenne des droits de l’homme (CEDH) a étendu son influence sur les politiques des États membres, et ce, indépendamment des orientations politiques au pouvoir. Actuellement, plusieurs pays de l’UE sont dans l’attente de jugements importants: la Lettonie, la Lituanie et la Pologne pour des pratiques de refoulement de migrants à leurs frontières, et l’Italie concernant la légalité des centres de rétention qu’elle a établis en Albanie.

«Tout cela exprime le gouffre qui se creuse entre la volonté populaire et le gouvernement des juges, mais également l’urgence de corriger le fonctionnement d’une Union européenne tournant le dos à la démocratie, c’est-à-dire, à l’exercice de la souveraineté des peuples européens. »

—  Florence Kurtz

Plusieurs États ont d’ailleurs déjà subi des condamnations. La Belgique en est un exemple, ayant été condamnée à maintes reprises concernant l’accueil des demandeurs d’asile, et de nouveau en mars 2025, pour avoir pratiqué des tests osseux sur une ressortissante guinéenne sans son accord (et ce, bien que les tests eussent confirmé sa majorité).

La Grèce, dont la position géographique sur une route migratoire principale la dessert, a connu un sort similaire, puisqu’elle a été condamnée pour refoulements illégaux de migrants. Le Danemark a été au centre d’une affaire si singulière que la jurisprudence sur le «droit au retour» qui en a découlé pourrait bien déclencher une fronde des États membres.

La Cour s’est, en effet, opposée à l’expulsion par le Danemark d’un ressortissant irakien (célibataire, sans enfant et condamné pour trafic de stupéfiants), estimant que son droit de revenir sur le territoire danois n’était pas assuré et que cela constituait une violation de son droit au respect de la vie privée et familiale.

C’est donc sur la question migratoire, à l’initiative du tandem féminin Meloni-Frederiksen, qu’une coalition de neuf dirigeants européens, appartenant «à différentes familles politiques et issus de différentes traditions politiques», mais tous récentes victimes des décisions de la Cour, a ouvert le débat sur «la manière dont la Cour européenne des droits de l’Homme a établi son interprétation de la Convention européenne des droits de l’Homme».

C’est donc via une lettre ouverte publiée le 22 mai dernier que la coalition a jugé nécessaire d’entamer une «discussion sur la manière dont les conventions internationales répondent aux défis auxquels nous faisons face aujourd’hui».

Notons, en particulier, l’offensive de chefs de gouvernement menant, chacun dans leur pays, des coalitions tantôt libérales, socio-démocrates, de centre-droit ou centre-gauche, mais tous pro-européens, qui avouent que «l’évolution de l’interprétation de la Cour a, dans certains cas, limité notre capacité à prendre des décisions politiques dans nos propres démocraties».

Tout cela exprime le gouffre qui se creuse entre la volonté populaire et le gouvernement des juges, mais également l’urgence de corriger le fonctionnement d’une Union européenne tournant le dos à la démocratie, c’est-à-dire, à l’exercice de la souveraineté des peuples européens.

Sacrilège aux yeux du Secrétaire Général du Conseil de l’Europe qui a immédiatement réagi et refusé de «politiser la Cour», l’initiative des 9 conjurés doit être encouragée, et élargie pour, à la fois, dépasser la question migratoire, viser l’ensemble des juridictions européennes, CJUE incluse, et rallier les 18 États membres manquants.

Par Florence Kuntz
Le 31/05/2025 à 10h03