C’est un secret de polichinelle, l’Algérie se montre très tatillonne dès lors qu’il est question de son histoire. Face aux faits historiques amplement documentés, le régime s’emploie à réécrire l’histoire du pays, n’hésitant pas à forger une narration de toutes pièces d’un passé prétendument glorieux pour mieux asseoir la figure révolutionnaire du moudjahid. Ce fier combattant qui ne se soumet pas et est prêt à se sacrifier pour ses idéaux.
Mais le 17 septembre, l’ambassadeur de Turquie en Algérie a contredit ce récit fantasmé en rappelant à ce pays, né en 1962, l’empreinte indélébile laissée par les Ottomans sur ces terres occupées pendant trois siècles, de 1516 à 1830, au cours desquels a été fondée la régence d’Alger.
Ce patrimoine que l’Algérie doit aux Ottomans
Rappelant les relations historiques qu’entretiennent les deux pays, Muhammet Mucahit Kucukyilmaz a également entrepris de rappeler, dans un entretien accordé à l’agence de presse Anadolu, l’influence turque sur le prétendu patrimoine culturel algérien. Il a notamment mentionné la présence de plats turcs dans la cuisine tels que «le borek, la baklava, le dolma, les eriste et la shakshuka», ainsi que des similitudes dans les vêtements, l’artisanat traditionnel ou les métiers d’art comme la gravure sur cuivre, la décoration et les motifs utilisés, «tout à fait familiers pour nous en Anatolie».
Lire aussi : Quand l’Algérie était une colonie turque
L’architecture n’est pas en reste aux yeux de l’ambassadeur qui considère que «lorsque vous vous promenez dans les ruelles de la Casbah, vous avez l’impression de vous balader dans les quartiers de Suleymaniye ou de Fatih à Istanbul».
Un rappel cinglant à la réalité historique pour un pays qui, en s’accaparant le patrimoine culturel marocain, cherche à faire valoir une prétendue culture algérienne face à l’omniprésence de la culture ottomane.
L’ADN turc de 9 millions d’Algériens
Mais ce n’est pas tant ces rappels culturels qui ont provoqué une véritable onde de choc. Car pour démontrer l’ampleur des liens historiques qui unissent la Turquie à son ancienne colonie, l’ambassadeur a indiqué «qu’entre 5 % et 20 % de la population algérienne est estimée d’origine turque».
Preuve en est qu’«on reconnaît ces familles à des noms comme Sari, Kara, Barutcu, Telci. Certaines viennent directement d’Anatolie, d’autres descendent des familles Qul-Oglu (les Kouloughlis), descendants des janissaires», a-t-il précisé, en n’omettant pas de rappeler que le chef Ahmed Bey, connu pour son rôle dans la résistance à l’occupation française, était lui aussi issu des Qul-Oglu.
En Algérie, ces propos ont provoqué une véritable tempête médiatico-politique. On tente bien de balayer d’un revers de la main des statistiques «invérifiables», mais le mal est fait. Au point que certains considèrent que ces propos ne relèvent pas d’une simple maladresse diplomatique mais bien d’un discours néo-ottoman visant à réinstaurer une tutelle historique d’Ankara sur l’Algérie… Rien que ça.
Lire aussi : Algérie: règlements de comptes au sein de l’odjak des janissaires
À vrai dire, on se demande quelle mouche a bien pu piquer l’ambassadeur turc. Ne sait-il pas qu’en Algérie, être traité de «Khouloughli» est la pire des insultes? «Qul-Oglu» signifiant littéralement en turc fils de serviteur ou fils d’esclave. Et pour cause, comme le rappelle Alain Boyer dans son article «Le problème Kouloughli dans la régence d’Alger», paru en 1970 dans la Revue des mondes musulmans et de la Méditerranée: «On appelait Kouloghli les enfants nés d’unions ente les Turcs de la milice et les femmes du pays. Comme les premiers, dans leur quasi-totalité, étaient célibataires en débarquant à Alger, on peut penser que cette race de métis s’accrut rapidement. Notons cependant que les enfants de Turcs et de renégates étaient tenus pour Turcs bon teint, quoique parmi les moins considérés».
Par ailleurs, poursuit l’auteur, «le caractère fondamental des Kouloughli étaient donc d’être étroitement attachés à l’élément indigène par leur parenté maternelle. Et même à son élite. En effet, bon nombre de familles urbaines influentes recherchaient l’alliance des Turcs, tout en les méprisant cordialement; mais cette alliance les protégeait des abus de l’autorité et du sans-gêne des autres janissaires». D’ailleurs, est-il mentionné, «en 1621, on comptait déjà 5.000 Kouloughli face à 10.000 Turcs pour la seule ville d’Alger».
Ainsi, l’ambassadeur turc a frappé fort en s’attaquant, sciemment ou pas, à la sacro-sainte fierté algérienne, mise à mal par le rappel de ces unions d’antan entre les janissaires et leurs aïeules traitées en renégates.
Entre la France et la Turquie, l’Algérie peine à exister
Mais Muhammet Mucahit Kucukyilmaz ne s’est pas arrêté en si bon chemin, explorant également la période post-ottomane du pays, et qualifiant les années 1830 à 1962, durant lesquelles le pays était sous occupation française, d’«années perdues».
Il explique par ailleurs que la Turquie «a été l’un des premiers pays à reconnaître l’Algérie, ouvrant son ambassade à Alger en 1963». De même que la Turquie a apporté un soutien important à la révolution algérienne contre le colonialisme, ajoutant que: «Parfois, certains essaient de faire croire que la Turquie n’a pas soutenu la lutte algérienne, mais la réalité est différente». Un tacle à peine masqué aux Algériens qui considèrent que l’Empire ottoman n’a ni libéré ni protégé l’Algérie mais plutôt exploité ses ressources, affaibli ses structures et l’a laissée isolée en 1830 face à l’invasion française.
En 2011 déjà, cette question précise faisait l’objet d’une vive polémique déclenchée en Algérie suite aux propos tenus par Recep Tayyip Erdogan à l’égard de la France, celui-ci l’accusant de génocide en Algérie durant la période coloniale, au moment où le parlement français adoptait la loi sur le génocide arménien.
Lire aussi : Algérie: de la colonisation ottomane à la colonisation française
«Nous disons à nos amis [turcs, ndlr] de cesser de faire de la colonisation de l’Algérie un fonds de commerce», avait alors répondu Ahmed Ouyahia par voie médiatique à son homologue turc, à l’issue d’une réunion de la direction de son parti, le Rassemblement national démocratique (RND). «Chacun est libre dans la défense de ses intérêts, mais personne n’a le droit de faire du sang des Algériens un fonds de commerce», avait-il ajouté en rappelant que la Turquie «avait voté à l’Onu contre la question algérienne de 1954 à 1962» pendant la guerre d’indépendance contre la France. «La Turquie qui était membre de l’Otan pendant la guerre d’Algérie, et qui l’est encore, avait participé comme membre de cette Alliance à fournir des moyens militaires à la France dans sa guerre en Algérie».
Aujourd’hui, les propos tenus par l’ambassadeur turc à Alger tendent à prouver que les divergences dans la narration d’une même histoire sont toujours bel et bien présentes d’un pays à l’autre. Et cette différence de points de vue ne manque pas de susciter de nombreuses interrogations en Algérie, exprimées par certains observateurs de l’actualité locale.
À commencer par une question majeure: comment interpréter le silence de Abdelmadjid Tebboune suite à ces déclarations considérées comme gravissimes, lui si prompt à rappeler son ambassadeur en France?








