«Le vieux monde se meurt, le nouveau monde tarde à apparaître, et dans ce clair-obscur surgissent les monstres». Issue du recueil de textes qui sera publié en 1948 sous le nom de «Cahiers de prison», cette phrase du philosophe marxiste italien Antonio Gramsci a souvent été galvaudée et utilisée à tort et à travers. À tel point que beaucoup l’ont partagée de manière fort ridicule lors de l’élection de Donald Trump en 2016, voyant en ce dernier le monstre dont parle Gramsci. À chacun son monstre, me direz-vous.
Mais si le texte a bien été publié en 1948, il a cependant été rédigé entre 1929 et 1935, à une époque où le fascisme italien et le nazisme allemand allaient successivement conquérir le pouvoir avec des masses galvanisées par un discours nationaliste, revanchard et belliciste. Des idéologies, qui se revendiquaient de la «troisième voie», comme dépassement de la dialectique «capitalisme-communisme».
Dans la pensée complexe de Gramsci, il n’est à aucun moment question de personnes, mais de paradigmes et de visions du monde. Pour ce dernier, le capitalisme n’était pas moins monstrueux que le fascisme ou le nazisme. Je dirais même que c’était le monstre des monstres, celui qui a enfanté par sa violence systémique et son injustice une progéniture dont il refuse d’assumer la paternité.
Mais laissons un peu de côté Gramsci et attardons-nous un bref instant sur ce que veut dire le mot «monstre». Le mot est dérivé du latin monere, qui signifie «avertir». Dans son sens religieux et métaphysique, il signifiait un «avertissement des dieux», car tout phénomène prodigieux ou surnaturel, aussi terrifiant soit-il, ne peut être que l’œuvre des dieux.
Le monstre n’est pas là pour sévir, ou que pour sévir, mais avant tout pour avertir.
Avertir de quoi? Nous avertir de l’arrivée prochaine de plus grands tourments, si nous décidons de continuer sur la même voie, celle du refus de ce que le ciel nous a offert de plus précieux, notre souveraine liberté et notre dignité d’humain. Un humain qui, comme le définit Pierre Teilhard de Chardin, n’est pas un être matériel vivant une expérience spirituelle, mais un être spirituel vivant une expérience matérielle.
De ce point de vue, tout système totalitaire et tyrannique est structurellement voué à s’effondrer sur lui-même, et ce, peu importe le nom qu’il porte et ce qui précédera son «isme».
Ainsi, si la phrase de Gramsci s’inscrit pleinement dans son époque, celle de l’entre-deux-guerres, elle continue néanmoins de résonner dans la nôtre, celle de l’entre-deux-mondes. Celle d’une humanité évoluant dans un purgatoire, entre un moment unipolaire occidental et libéral révolu, et une multipolarité qui peine à émerger. Car bien que de plus en plus ressentie comme proche et palpable, cette multipolarité est enfantée dans la douleur. Celle des guerres, des massacres et des conflits, inhérents à la tectonique des plaques géopolitiques.
Mais quand bien même elle ne tarderait pas à advenir, la question est de savoir sous quel accoutrement va-t-elle se dévoiler. Celui des ersatz des idéologies précédentes? Celui d’un libéralisme ou capitalisme réchauffé et réaménagé? Ou celui d’une idéologie hybride, combinant le totalitarisme politique du fascisme et l’hégémonie économique et financière des marchés?
Cependant, on ne joue pas avec les dieux, et seul un nouvel horizon politique et civilisationnel à la hauteur de notre dignité humaine pourra nous éviter l’apparition de nouveaux monstres. Autrement dit, de nouveaux avertissements.
En attendant, que l’on soit au Maroc, en Europe ou en Asie, tout le monde vit un sentiment d’angoisse et d’attente, une sorte de purgatoire sans fin. D’attente de quoi? De qui? Nul ne saurait exactement le définir. Entre-temps, le divertissement et le frivole nous occupent et nous évitent d’y penser sérieusement.
Mais le fait est que selon certains, l’une des questions auxquelles nous devrons tous répondre dans l’autre monde, celui de l’au-delà, est: «Qu’as-tu fait de ta vie?»