A moins d’une indépendance nouvellement acquise ou dans le cas de la naissance d’un nouveau pays suite au fractionnement d’un autre (ex: Soudan), il est extrêmement rare de voir un pays changer de nom ou de drapeau. Ce fut le cas par exemple de la Macédoine du Nord, qui porta dans un premier temps, après son indépendance en 1991, le nom de République de Macédoine, avant d’adopter celui de Macédoine du Nord, suite à l’opposition virulente et au blocus imposé par la Grèce, qui accusait Skopje de vouloir usurper et voler une partie de son héritage historique.
Plus récemment, la Turquie a décidé en 2022 de changer officiellement son nom à l’international pour des raisons en partie linguistiques. Car en effet, en anglais, le mot «Turkey» désigne autant la Turquie que la dinde. Cependant, certains voient dans cette démarche une tentation nationaliste qui vise à imposer une turcification de plus en plus poussée du pays. Souvenons-nous que deux ans avant, soit en 2020, la célèbre cathédrale byzantine orthodoxe Hagia Sophia ou Sainte-Sophie, devenue un musée après la fin de l’Empire ottoman, avait été officiellement convertie en mosquée.
En Ukraine, fièvre nationaliste oblige, la question se pose aussi dans un contexte de dérussification culturelle, linguistique et toponymique. Si pour les villes les noms avaient été dérussifiés bien avant le conflit (Kyiv = Kiev, Kharkiv = Kharkov, Bakhmout = Artiomovsk...), certains proposent désormais de changer littéralement le nom du pays pour des raisons entre autres idéologiques. Car le nom «Ukraine», qui se dit en russe et en ukrainien «Ukrayina», veut littéralement dire «ce qui se trouve aux confins» ou «à la limite de», soit historiquement à la limite de l’Empire russe d’avant 1917.
Alexey Arestovitch, ancien conseiller du président Zelensky, propose par exemple, dans la perspective d’une nouvelle voie idéologique pour l’Ukraine (le Vème projet), de rebaptiser le pays «Rus-Ukrayina». Le mot «Rus» renvoie au nom médiéval que portait la principauté de Kiev avant l’invasion mongole au 13ème siècle. Une manière assez subtile d’affirmer que Kiev est le seul dépositaire légitime de l’héritage russe de l’ancienne Rus de Kiev. Dans un contexte de guerre et de rivalité avec Moscou, qui se revendique comme 3ème Rome à partir du XVème siècle après la chute de Constantinople, ce nouveau bras de fer va désormais au-delà du champ de bataille, pour investir celui de la guerre symbolique.
Plus loin à l’Est, en Inde cette fois, Narenda Modi veut depuis un certain temps en faire autant, dans le cadre d’une volonté de s’émanciper totalement de l’héritage britannique, puisque, rappelons-le, le nom «Inde» fut de fait choisi par l’ancien colon. L’alternative proposée est «Bharat». Ce nom vient du sanskrit et on peut le retrouver dans les anciens textes indiens. Si ce nom existe aussi dans la Constitution du pays, il n’y est cité qu’en second après «Inde». Ainsi on peut lire dans la Constitution indienne: «L’inde, c’est-à-dire Bharat, sera une Union d’États». Cependant, ce désir d’hindouisation des symboles du pays risque très fortement de se heurter à la réalité du terrain, puisque le pays abrite plusieurs minorités non-hindouistes religieusement parlant, dont la plus importante est la communauté musulmane qui représente 200 millions de citoyens, soit 16,2% de la population totale du pays. Pour l’instant, on en est au stade de rumeurs, même si Modi n’hésite pas dans certains de ses discours à utiliser le mot Bharat pour parler de l’Inde.
Alors, effet de mode, vague populiste ou vraie dynamique de réenracinement symbolique? Difficile de trancher. Peut-être un peu de tout ça. Mais quoiqu’il en soit, cela nous dit beaucoup de choses sur l’état d’indigence symbolique du monde contemporain, et sur le désir de certains peuples d’entamer une quête de sens, qui risque cependant de se heurter, dans certains cas, à l’intransigeance du réel et des faits historiques qui, pour le coup, sont souvent très têtus.