Il est loin, le temps où à Helsinki en 1975, trente-cinq pays européens ainsi que l’URSS, les États-Unis et le Canada s’engageaient à ne pas toucher aux frontières issues de l’après-guerre en Europe. C’était au temps de la guerre froide… Il est loin le temps où Mikhail Gorbatchev assistait, impuissant, au double démantèlement du communisme d’une part, de l’URSS d’autre part. Aujourd’hui, une guerre «de haute intensité», selon les termes utilisés, se déroule pour la première fois sur le sol européen et depuis plus de trois ans maintenant. La Russie de Poutine a pris sa revanche sur l’histoire, même si son président n’a pas remporté la victoire rapide qu’il escomptait au début de «l’opération militaire spéciale». Vladimir Poutine est en effet en passe de réussir à remettre en cause l’architecture européenne de sécurité que la Russie conteste depuis le démembrement de l’URSS et permettre à Moscou de ne plus être le simple spectateur des évènements en Europe, mais d’en redevenir un des architectes…
Je disais à un ami il y a quelques mois qu’on assisterait tôt ou tard à un «grand marchandage» entre Donald Trump et Vladimir Poutine: on pourrait imaginer qu’ils décident entre eux des termes suivants de l’accord:
1/ Trump dirait à Poutine que les États-Unis fermeront désormais les yeux sur ce qui se passera en Europe; c’est logique, l’Europe n’intéresse plus les États-Unis! L’OTAN non plus.
2/ Parallèlement, Trump exigerait que Moscou, en contrepartie, ferme les yeux sur le Proche-Orient, laissant ainsi carte blanche aux États-Unis, à Israël comme aux monarchies arabes modérées pour y faire le ménage… avec, si nécessaire, un coup de main américain. C’est effectivement ce qui s’est passé en Syrie, Moscou n’est pas intervenu pour défendre son allié, Bachar el Assad. C’est aussi ce qui s’est passé en Iran où, au contraire, les États-Unis ont prêté main-forte à Israël. Aurait-on imaginé un tel scénario il y a seulement quelques mois? Qui sait si ce marchandage pourrait aller jusqu’à l’Asie, sans que Russes et Chinois interviennent à Taiwan? Mais ceci serait plus risqué.
Nous n’en sommes pas tout à fait là, mais on peut d’ores et déjà tirer quelques conclusions des évènements des dernières semaines.
Premièrement, il y a bel et bien un marchandage États-Unis-Russie. Nouveau Yalta? Chacun y trouve son compte, Trump en faisant comprendre aux Européens que c’est lui qui désormais dicte le «tempo» des discussions pour mettre fin à une guerre qui n’a que trop duré et qui coûte cher à son pays; et surtout en offrant à Poutine une «reconnaissance» diplomatique, geste que l’UE ne veut pas faire; Poutine, de son côté, en rentrant dans le jeu diplomatique global, seul face aux États-Unis, partenaire exclusif, sans s’encombrer d’une Europe incapable de se mettre d’accord à 27 États.
En second lieu, la méthode Trump est celle qu’il avait déjà expérimentée: mettre les autres devant le fait accompli et choisir son interlocuteur, en l’espèce, la Russie comme il l’avait fait avec le dictateur de Corée du Nord. En annonçant avoir dit à Poutine que «les deux dirigeants travailleront ensemble de manière très étroite», en recevant W. Poutine à Anchorage, en convoquant enfin à la Maison-Blanche les chefs de gouvernement européens, il met ce qu’il faut encore appeler les alliés de l’OTAN au pied du mur. De son côté, le dirigeant russe ne peut qu’être flatté d’être ainsi réintégré dans le «grand jeu» et de devenir le partenaire diplomatique privilégié par le président américain.
Troisièmement, les Européens, tous membres de l’OTAN, ne peuvent que prendre note qu’une page de l’histoire est bel et bien en train d’être tournée et qu’ils ne sont que les spectateurs de cette histoire: les États-Unis s’étaient engagés en 1949 à assurer la sécurité de l’Europe, en créant l’Alliance atlantique puis l’OTAN et en maintenant depuis 1945 une présence militaire forte en Europe. Et les ex-pays de l’Est, qui avaient pourtant dans les années 90, rejoint non pas tant l’Union européenne (à laquelle ils adhéraient pour l’argent), mais en priorité l’OTAN afin d’obtenir à leur tour cette garantie américaine de sécurité, doivent déchanter…
«C’est, en effet, dans la tête du président américain, l’Europe qui paiera la reconstruction de l’Ukraine (en tout cas, qui mettra l’argent sur la table pour permettre aux entreprises américaines de vendre du matériel à Kiev) et c’est aussi l’Europe qui assurera la sécurité militaire de l’Ukraine face aux Russes sur les nouvelles frontières décidées entre Washington et Moscou. »
— Xavier Driencourt
Trump les lâche alors qu’ils avaient, depuis trente ans, fait le pari de l’alliance américaine. Leurs armements sont américains comme leur langue est l’anglais. Violente désillusion donc. Il n’est qu’à lire les propos tenus cet hiver à Bruxelles par le secrétaire d’État américain à la Défense Pete Hegseth pour comprendre la réalité des choses: «les dures réalités stratégiques empêchent les États-Unis d’être le principal garant de la sécurité en Europe». «Les États-Unis sont confrontés à un concurrent de taille, la Chine communiste qui a la capacité et l’intention de menacer notre patrie et nos intérêts fondamentaux dans l’Indopacifique». Annoncée brutalement, c’est donc la fin d’une époque, celle de l’engagement américain en Europe. Dit autrement, l’Europe n’est plus la priorité.
Ce que des générations de politiques ou de commentateurs craignaient, le «découplage» entre les intérêts stratégiques américains et ceux des Européens est donc en train de se produire. Découplage et au passage, désillusion des ex-pays de l’Est qui découvrent que le parapluie américain qu’ils avaient désiré d’un seul chœur sera désormais inutile. Avec Trump, c’est la Realpolitik qui triomphe. Ce que Michel Jobert, éphémère ministre des Affaires étrangères de Georges Pompidou craignait face à un Henry Kissinger, s’est donc produit.
Quatrièmement, ce découplage n’est remplacé par rien. C’est là le problème. L’Europe devrait en tirer les leçons: prendre en main sa propre défense et cesser de se précipiter à Washington en ordre dispersé pour obtenir, chaque État séparément, des avantages contre l’achat de matériels américains. Car les États-Unis, s’ils se retirent du vieux continent, comptent bien y faire des affaires et rester présents sur le plan économique.
Ce n’est plus comme en 1919, «l’Allemagne paiera», mais «l’Europe paiera». C’est, en effet, dans la tête du président américain, l’Europe qui paiera la reconstruction de l’Ukraine (en tout cas, qui mettra l’argent sur la table pour permettre aux entreprises américaines de vendre du matériel à Kiev) et c’est aussi l’Europe qui assurera la sécurité militaire de l’Ukraine face aux Russes sur les nouvelles frontières décidées entre Washington et Moscou. Embarrassés par leurs querelles internes, apeurés par la montée des nationalismes et des populismes chez eux, incapables d’écouter un discours réaliste immédiatement qualifié «d’extrême droite», les Européens n’ont rien vu venir, ni Trump qu’ils méprisaient, ni le «découplage» qui s’annonce.
Cinquième conclusion, sans doute terrible pour nous: c’est finalement la Russie qui gagne. Alors qu’on la donnait affaiblie et qu’on se moquait des revers de la fameuse armée rouge, que l’appel aux troupes nord-coréennes était censé constituer un signe de faiblesse, c’est aujourd’hui, elle qui, par la grâce du président américain, gagne sur tous les fronts ou presque. Poutine obtiendra probablement:
1/ un nouveau tracé de la frontière qui lui garantira sans doute les oblasts du Dombass et la Crimée; en tout cas a prévenu Trump, le retour aux frontières ukrainiennes d’avant 2014 est «irréaliste».
2/ Un engagement que l’Ukraine ne rejoindra pas l’OTAN, et cela contrairement aux conclusions du dernier sommet de l’OTAN qui avaient mentionné le caractère «irréversible» de l’adhésion de l’Ukraine.
3/ Et sans doute, l’Ukraine devra renoncer, au moins dans l’immédiat, à rejoindre l’UE.
4/ Enfin, à terme, Moscou réussira peut-être à faire émerger un candidat pro-russe pour remplacer Zelenski.
Le dernier gain de Moscou, s’il obtient cela, sera un gain hautement «politique», le plus important sans doute: Moscou réinstalle la peur en Europe, comme l’URSS le faisait en 1956 à Budapest, en 1961 à Berlin, en 1968 à Prague; la Russie réussira à faire de nouveau peur à l’Europe, comme au temps de la guerre froide, car les pays européens passeront leur temps à se demander quelle sera la prochaine victime de Moscou, un des États baltes, la Pologne ou bien une cible plus lointaine. C’est en ce sens une nouvelle et cynique version des «dix petits nègres» appliquée à l’Europe.






