Saïd Sadi n’est pas une figure politique prisée par les médias en France. L’homme, psychiatre de profession, militant de la première heure pour la laïcité, la démocratie et la culture berbère dans son pays, l’Algérie, est «interdit de parole» dans la presse française «bien-pensante», dénonce Franz-Olivier Giesbert. Pourtant, cet ancien président du parti Rassemblement pour la culture et la démocratie (RCD), né en 1947 en Kabylie, a tout d’un héros populaire, dont la légende s’est forgée au gré de ses engagements politiques courageux, de sa lutte contre les militaro-léninistes du FLN, puis contre les islamistes dans les années 1990. Autant de combats qui lui ont valu l’inimitié du pouvoir algérien en place, plusieurs séjours en prison, et d’être «honni par les islamo-gauchistes de France».
Le régime glorifie un récit falsifié
L’Algérie repose sur un récit national faux, fabriqué de toutes pièces par Houari Boumediene et Ben Bella. «L’indépendance a été “confisquée”, comme l’a dit Ferhat Abbas, l’un des grands Algériens du XXe siècle», affirme d’emblée Saïd Sadi. Et d’ajouter que «dès l’été 1962, le pouvoir a été accaparé par Ben Bella et par Boumediene, un officier qui entretenait une armée en Tunisie et au Maroc pendant notre guerre d’indépendance. Depuis, la violence et l’imposture se sont imposées comme moyens de conquête et de contrôle du pouvoir dans notre pays.»
Les pères fondateurs de l’Algérie indépendante, ceux qui sont à l’origine du Soummam, le congrès qui a donné corps à la révolution algérienne contre la colonisation française, ont été assassinés parce qu’ils ont décrété «la primauté du politique sur le militaire». Il ne fait aucun doute qu’Abane Ramdane, l’architecte du congrès du Soummam, a été assassiné par le FLN «et Ben M’hidi par le général Aussaresses, qui dit avoir agi sur instruction de Paris», précise Saïd Sadi dans un propos lourd de sous-entendus.
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«L’histoire algérienne officielle est une somme d’allégations fantaisistes et d’omissions tragiques», ajoute Saïd Sadi, citant deux exemples qui constituent le socle du Système en place. Le premier: «Ben Bella s’écrie qu’il y avait 1,5 million de martyrs alors que Krim Belkacem et de Gaulle parlent de 400.000 victimes algériennes, ce qui est déjà énorme pour une communauté de 9 millions de personnes.» Le deuxième exemple est lié à Houari Boumediene, le faux héros qui n’a pas tiré une seule balle contre l’armée française. Bien au contraire, il est l’auteur d’un massacre d’Algériens qui ont fait la guerre et contraint la France à négocier. «La seule bataille livrée par Boumediene, toujours célébré comme le “père” de la révolution algérienne, est celle qui lui a permis de liquider 1.009 rescapés de l’ALN, le bras armé du FLN, quand il a lancé à l’été 1962 ses troupes pour prendre la capitale», affirme Saïd Sadi. Et de conclure amèrement: «Un pouvoir construit sur ce genre de contre-vérités ne peut pas promouvoir une nation apaisée, crédible et stable.»
«L’identité d’emprunt» et «le commerce antifrançais»
Soixante ans après l’indépendance de l’Algérie, ce sont «la violence et l’imposture (qui) se sont imposées comme moyens de conquête et de contrôle du pouvoir», juge Saïd Sadi, et ce, malgré l’atout que constituaient les gisements de pétrole et de gaz pour cette Algérie naissante. Résultante de cette histoire politique grandement façonnée par des influences étrangères, celles de l’Égypte et de la France, l’Algérie est devenue par ailleurs une «nation mutilée» dont les dirigeants «renient tout ce qui n’est pas arabo-islamique» et «veulent imposer au pays une identité d’emprunt» en se positionnant dans «la négation d’une histoire multimillénaire, composée de cultures multiples qui ont sédimenté dans notre mémoire», déplore le militant kabyle. C’est donc avec cette Algérie «malade de son passé» que la France tente de se «réconcilier», mais cela est-il seulement possible?
Pour Saïd Sadi, il est évident qu’Emmanuel Macron n’emploie pas la bonne méthode pour mener à bien ses ambitions qui, bien que louables dans leur intention de départ, partent d’un présupposé faux, à savoir que le peuple algérien adhérerait à cette histoire de guerre mémorielle avec la France. Or, de son avis, il n’en est rien et «le peuple algérien a tourné la page». Il suffirait de prendre la peine de l’écouter pour le savoir, souligne l’homme politique algérien, et ne pas lui imputer ce qui est le fruit de «la construction politicienne d’un régime qui compose son illégitimité par la surenchère, les moulinets martiaux». Car cette opération a un objectif essentiel pour le pouvoir: «faire diversion sur une faillite que rien ne peut justifier».
S’agissant de la réalité des rapports entre la France et l’Algérie, elle se dévoile encore un peu plus aujourd’hui à la lumière d’un récent fait d’actualité, soit la mort du jeune Nahel, à Nanterre en France. Un évènement qui a donné lieu à des émeutes dans tout l’Hexagone et à un rappel du pouvoir algérien à l’égard de la France au sujet de «son devoir de protection» des ressortissants algériens, alors même, rappelle Saïd Sadi, que «le pouvoir algérien a de tout temps considéré la diaspora comme la source de la contamination morale et politique d’une société qu’il entend asservir». Pour lui, «cette mise en garde montre encore l’instrumentalisation par le pouvoir algérien de tout ce qui peut nourrir le fonds de commerce antifrançais», quitte à faire encore une entorse à l’histoire et à faire abstraction de toute retenue en omettant la mort «par balles réelles de 129 jeunes manifestants kabyles aux mains nues, en 2001».
Les dangereuses errances de la gauche française en Algérie
L’auteur prolifique, qui compte à son actif une quinzaine d’ouvrages et des mémoires en trois tomes, ne mâche pas ses mots quand il s’agit d’évoquer cette gauche française qui ne le porte pas dans son cœur –et vice versa– et les liaisons dangereuses de celle-ci avec l’Algérie.
Pour Saïd Sadi, la gauche française «s’est toujours fourvoyée sur l’Algérie», à l’image de François Mitterrand, qui, alors ministre de l’intérieur en 1954, ne voit pas arriver la décolonisation et décrète alors que «l’Algérie, c’est la France». Une ligne à laquelle se sont longtemps cantonnés les socialistes et qu’ils tâcheront, après l’indépendance, de gommer des mémoires en «soutenant mordicus le FLN d’après-guerre, devenu la devanture d’un militarisme prédateur et corrompu».
Le constat est sans appel: «Sur l’Algérie et, plus généralement, sur le monde musulman, la gauche française a toujours laissé prévaloir l’opportunisme, le cynisme et, pour tout dire, une certaine lâcheté». Saïd Sadi lui impute ainsi d’avoir «conceptualisé l’ignominie désignant en Algérie les démocrates comme des “éradicateurs” et les islamistes ou leurs affidés comme des “réconciliateurs”».
Il n’oublie pas qu’en 1962, c’est un pays dont l’indépendance a été «confisquée», dont «le pouvoir a été accaparé par Ben Bella et par Boumediene», soutenus par la France, qui voit le jour. Il n’oublie pas non plus la connivence entre la gauche française et le FLN qui dura jusqu’aux émeutes d’octobre 1988, «réprimées dans un bain de sang» et au lendemain desquelles les «socialistes volèrent alors au secours de la victoire islamiste annoncée, qu’ils considéraient comme inéluctable».
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Mais la «pire des compromissions des socialistes français» aux yeux du militant algérien a lieu en janvier 1995, lorsque ceux-ci soutiennent la plateforme de Rome, un acte d’abdication du projet républicain algérien au profit de l’islamo-conservatisme. Il relève ainsi, non sans ironie, le double jeu de ces «intellectuels français (qui) encensent le fondamentalisme islamiste au Sud alors qu’ils affichent leur allergie contre ce qu’ils appellent l’extrême-droite en France», s’interrogeant sur ce deux poids, deux mesures criant de cynisme: «Comment ne pas voir là une forme de racisme en creux, où ce qui est indigne du Blanc est conseillé sinon recommandé pour l’indigène?»
Les jours meilleurs attendront encore un peu…
Y a-t-il une lumière au bout du tunnel pour l’Algérie? Pour Saïd Sadi, l’optimisme n’est pas au goût du jour car, prédit-il, «l’Algérie est entrée dans une ère de glaciation que la récente accentuation du tropisme russe va rendre encore plus sévère».
Face aux «élites restées au pays (qui) sont muselées quand elles ne sont pas clientélisées», Saïd Sadi entrevoit que «c’est dans la diaspora que se joue le destin algérien», à condition que «les cadres qui s’y trouvent s’organisent au niveau nord-africain et rejettent le communautarisme islamiste».