Le 25 septembre dernier, la directrice de la surveillance des moyens de paiement de Bank Al-Maghrib (BAM), Hakima Alami, a confirmé que le projet de monnaie numérique de Banque centrale (MNBC) est désormais entré dans une phase d’étude. Derrière cette formule technique se cache une révolution potentielle: l’introduction du e-Dirham, version numérique officielle et garantie de la monnaie nationale. Le Maroc se positionne ainsi dans la lignée de plus de cent pays qui expérimentent déjà ce type d’innovation, dont certains, comme la Chine ou le Nigeria, ont franchi le pas.
Quelques jours plus tard, à la 9ème édition du Forum africain du paiement digital, l’intérêt marocain pour ce sujet a pris une dimension encore plus visible. Interrogée par un média, Hakima Alami a insisté sur l’importance stratégique d’un tel chantier. Selon elle, il s’agit d’une réflexion de long terme, qui doit concilier les promesses de modernisation avec la stabilité financière et la confiance des citoyens.
Pour beaucoup, ces annonces peuvent sembler abstraites, voire éloignées des réalités du quotidien. Pourtant, derrière les MNBC, se joue une question qui touche à la vie de chacun: qu’est-ce que cela changerait de payer son taxi, ses courses ou ses factures avec un e-Dirham plutôt qu’avec des billets ou une carte bancaire?
Deux visions opposées de la monnaie
Dans le débat public, l’idée d’une monnaie numérique suscite souvent une confusion immédiate avec les cryptomonnaies comme le Bitcoin ou l’Ethereum. Les images d’applications mobiles, de paiements instantanés et de transactions digitalisées alimentent ce rapprochement. Pourtant, les différences entre ces deux univers sont profondes et fondamentales.
El Mehdi Ferrouhi, professeur universitaire et expert en cryptomonnaies, est catégorique: «Le e-Dirham est une MNBC émise exclusivement par Bank Al-Maghrib. Sa valeur est strictement équivalente à celle du dirham physique: un dirham vaudra toujours un e-Dirham.» Autrement dit il ne s’agit pas d’un nouvel actif spéculatif, mais bien de la transposition digitale d’une monnaie existante, dotée des mêmes garanties que le cash ou la monnaie scripturale.
Le Bitcoin, à l’inverse, n’est adossé à aucune banque centrale. Il est émis par un protocole informatique décentralisé qui ne repose sur aucune institution identifiable. Sa valeur fluctue au gré de l’offre, de la demande et des mouvements spéculatifs. «Le Bitcoin vise à garantir des transactions privées, anonymes et indépendantes des banques centrales, alors que le e-Dirham poursuit un objectif radicalement différent: devenir une alternative ou un complément numérique au cash», résume l’expert.
L’un repose sur la décentralisation totale, l’autre sur la garantie étatique. L’un promet l’anonymat et l’indépendance, l’autre assure la stabilité et la confiance. Là où le Bitcoin peut perdre 20% de sa valeur en quelques jours, le e-Dirham restera toujours l’équivalent exact d’un dirham en poche.
Pourquoi le Maroc s’y intéresse?
Si BAM consacre des ressources croissantes à ce projet, ce n’est pas par goût de l’innovation pour l’innovation. Plusieurs raisons profondes expliquent cette orientation stratégique.
La première est l’inclusion financière. Le Maroc compte encore près d’un tiers de sa population adulte en dehors du système bancaire. Beaucoup n’ont ni compte, ni carte, ni accès à des agences proches de leur domicile. Pour ces citoyens, la gestion du quotidien repose encore largement sur l’argent liquide, avec toutes les contraintes que cela implique. Selon El Mehdi Ferrouhi, la MNBC permettrait de franchir cet obstacle. Avec une simple application officielle, installée sur un téléphone portable, il serait possible d’envoyer, de recevoir et de conserver de l’argent de manière sécurisée, à coût quasi nul, sans passer par une banque classique.
Une deuxième motivation tient aux coûts liés au cash. Imprimer des billets, frapper des pièces, organiser leur transport et leur sécurité, remplacer les coupures usées: tout cela représente des dépenses lourdes, invisibles pour le grand public mais considérables pour l’État. L’usage massif de cash entretient aussi des risques de vol, de fraude ou de marché parallèle difficilement contrôlable. La mise en circulation d’une monnaie numérique réduirait ces charges, tout en renforçant la sécurité des flux.
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Enfin, BAM envisage cette réforme comme un moyen de moderniser l’ensemble du système de paiement. Aujourd’hui, un virement peut prendre plusieurs jours, notamment lorsqu’il s’agit de transactions interbancaires. Les paiements électroniques impliquent souvent des intermédiaires, chacun prélevant des frais et introduisant des délais. Le e-Dirham, en revanche, permettrait des transactions quasi instantanées, disponibles en permanence, avec une interopérabilité totale entre les prestataires et des frais dérisoires.
Pour un Marocain ordinaire, le passage au e-Dirham signifierait une transformation concrète dans ses habitudes de paiement. Au lieu de transporter en permanence un portefeuille rempli de billets et de pièces, il pourrait disposer d’un portefeuille numérique, consultable à tout moment sur son téléphone portable. Cette application, possiblement développée ou agréée par Bank Al-Maghrib, offrirait des garanties de sécurité et de fiabilité supérieures à celles des solutions privées existantes.
L’impact se mesurerait dans des gestes simples du quotidien. Régler un café, prendre un taxi, payer ses courses au marché ou envoyer de l’argent à un membre de sa famille situé dans une autre ville ne nécessiterait plus ni cash ni carte bancaire. L’expert insiste sur cette transformation: «L’adoption du e-Dirham offrirait une sécurité renforcée, des paiements instantanés et des coûts de transaction extrêmement réduits.» Dans un pays où les frais des transferts d’argent, notamment pour les populations modestes, restent élevés et parfois dissuasifs, le gain serait considérable.
Un outil pour les entreprises
Les effets du e-Dirham ne se limiteraient pas aux particuliers. Les entreprises, grandes ou petites, seraient directement concernées. Aujourd’hui, la gestion de la trésorerie suppose de jongler avec des délais de virement, des encaissements par chèque longs et parfois incertains, ou encore des commissions bancaires lourdes.
Le spécialiste El Mehdi Ferrouhi souligne que «les encaissements immédiats faciliteraient la gestion du cash-flow et réduiraient considérablement les délais liés aux virements ou aux chèques». Un commerçant qui vend un produit recevrait son argent immédiatement, améliorant sa capacité à réinvestir, à payer ses fournisseurs ou à rémunérer ses employés.
À terme, l’automatisation pourrait aussi transformer la manière dont les entreprises gèrent leurs obligations. Les paiements programmables intégrés au e-Dirham permettraient de régler automatiquement des factures, des salaires ou des impôts, sans intervention manuelle. Cela allégerait la charge administrative et réduirait les erreurs humaines. Pour les petites et moyennes entreprises, souvent pénalisées par des frais marchands lorsqu’elles acceptent des paiements électroniques, la réduction des coûts serait un atout majeur.
Le fait que le e-Dirham soit garanti par la Banque centrale constituerait un gage de confiance. Contrairement à certains paiements électroniques soumis aux risques d’impayés ou de fraude, un paiement en monnaie numérique souveraine serait irrévocable et sécurisé.
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Le Maroc n’est pas isolé dans ce choix. Partout dans le monde, les banques centrales accélèrent leurs expérimentations sur les MNBC, souvent en réaction à l’essor des cryptomonnaies privées. Depuis plusieurs années, malgré une interdiction officielle, les Marocains utilisent le Bitcoin et d’autres devises numériques pour investir, transférer de l’argent ou contourner certaines contraintes bancaires.
Dans ce contexte, le e-Dirham apparaît comme une réponse stratégique. «Oui, c’est une manière de reprendre la main», confirme Ferrouhi. «Le e-Dirham constituerait une alternative publique, régulée et sécurisée face à l’expansion des cryptomonnaies, tout en préservant la souveraineté monétaire.» La logique est claire: offrir aux citoyens les avantages du numérique, mais dans un cadre légal et stable.
L’arrivée du e-Dirham ne serait pas sans conséquence. Elle soulève même de nombreuses inquiétudes. Un premier risque concerne le rôle des banques commerciales. Si les citoyens choisissent de placer leur argent directement dans des portefeuilles numériques contrôlés par la Banque centrale, les dépôts traditionnels dans les banques pourraient diminuer. Cela réduirait la capacité de ces établissements à octroyer des crédits, mettant potentiellement en péril le financement de l’économie réelle.
Un deuxième risque touche à la vie privée. Contrairement au cash, totalement anonyme, les transactions en e-Dirham laisseraient une trace numérique. Cette traçabilité pourrait être perçue comme une atteinte à la liberté individuelle et dissuader une partie de la population d’adopter cette nouvelle monnaie.
Enfin, les vulnérabilités technologiques ne doivent pas être sous-estimées. Une panne électrique, une cyberattaque ou une défaillance du système pourraient paralyser temporairement l’économie.
Le e-Dirham comme outil régional
Au-delà de ses effets domestiques, le e-Dirham pourrait aussi jouer un rôle dans les relations économiques internationales du Maroc, en particulier avec l’Afrique. BAM a déjà mené des tests de transferts transfrontaliers avec la Banque centrale d’Égypte. À terme, des corridors de paiement reliant plusieurs monnaies numériques africaines pourraient voir le jour, réduisant les délais et les coûts des transferts internationaux.
Notre expert y voit une opportunité stratégique: «L’émission du e-Dirham et d’autres MNBC africaines ouvrirait la voie à des corridors, réduisant à la fois les délais et les coûts des transferts internationaux.» Dans une région où les transferts d’argent sont souvent lents et coûteux, cette évolution pourrait stimuler les échanges commerciaux et réduire la dépendance au dollar ou à l’euro.
À la différence d’une réforme spectaculaire ou d’un événement brutal, l’arrivée du e-Dirham serait une révolution silencieuse. Elle ne modifierait pas seulement les habitudes de paiement, mais la nature même du rapport des Marocains à leur monnaie.
L’avenir dira si le Maroc franchira le pas. Mais une chose est sûre: le e-Dirham ouvre la voie à une ère nouvelle. Dans quelques années, payer son café en pièces sonnantes pourrait sembler aussi dépassé que régler une facture en dirhams par mandat postal.








